Mémoires de ma grand-mère,
Marie Chaussier.


© Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.



Brive, le 14 juillet 1975


    Je fais ici le récit de ce que fut ma jeunesse. Je demande à mes enfants, petits-enfants auxquels ces mémoires sont destinés d’être indulgents. Il se peut que mon français ne soit pas toujours bien exprimé, qu’il présente des fautes, des analyses mal ressenties, mais... j’ai 65 ans .
    J’ai quitté l’école à l’âge de 12 ans après avoir été reçue au Certificat d’études, diplôme oublié de nos jours, mais important à cette époque. Un écrivain, Alphonse Daudet je crois, a dit : « Il faut écrire comme l’on parle, c’est le meilleur moyen de se faire comprendre. »
    Espérons que ma mémoire ne soit pas trop défaillante...

                       
                            Mamie Marie   


Près d’un bourg de campagne limousine, à mi-chemin de Saint-Vitte-sur-Briance et La Porcherie, mes grands-parents habitaient une petite ferme isolée dont ils étaient propriétaires. À cette époque, il n’était pas rare de marcher pendant des kilomètres en forêt avant de voir un toit pointer à l’horizon. Un champ et un petit bois de châtaigniers l’entouraient. Dans le coudert (traduisez : verger), poussaient pommiers, pruniers, poiriers, cerisiers, dont les fruits n’avaient pas toujours la chance de mûrir étant donné la rigueur des hivers de cette contrée.

    De nombreux souvenirs me sont restés en mémoire. Je revois la grande pièce en terre battue qui servait à tous les usages. Dans l’imposante cheminée brûlait un feu alimenté par d’énormes bûches. Le bois ne manquait pas, il suffisait d’aller le ramasser. Mon grand-père le coupait puis sciait les branches sur la chèvre ainsi appelée sans doute à cause de sa forme...
    La vieille crémaillère, noircie par la fumée, tenait dans son crochet une grosse marmite ventrue où cuisait la soupe, menu journalier, agrémenté de salé ou de lard que ma grand-mère avait sorti des saloirs de grès. Quand nous leur rendions visite, elle ajoutait à ce menu quotidien un poulet qui rôtissait dans la braisière. Armée de la pelle à feu, elle parsemait le couvercle creux de braises incandescentes, les égalisant bien pour que la cuisson soit parfaite. Une odeur délicieuse flattait bientôt l’odorat et vous mettait en appétit. La maie servait de réserve pour les tourtes conservées là jusqu’à la prochaine cuisson. Le pain, on le mangeait plus longtemps rassis que frais ! « Dans la soupe, disait mon grand-père, il est bien meilleur. » Je le regardais tailler les tranches minces dans la soupière de grès. Grand-mère, la louche en main, les recouvrait de bouillon un peu avant le repas, afin que la soupe soit bien mitonnée. « Elle est plus savoureuse ainsi », ajoutait-elle en mettant le couvercle. L’évier, taillé dans un bloc de pierre, résistait à tous les usages. Au-dessus de celui-ci se trouvait l’unique fenêtre. Minuscule et munie de petits carreaux, elle ne donnait guère de clarté. Entre la fenêtre et l’évier était percé un trou rond. Intriguée, je demandai à grand-père à quoi il pouvait bien servir. « C’est, me disait-il, pour passer un canon de fusil et se défendre des voleurs. » Moi je pensais que c’était un observatoire, car certains hivers très rigoureux, des loups étaient venus rôder jusque-là. Aux heures des repas, toute la famille prenait place sur les bancs autour de la grande table aux profonds tiroirs. Dans un angle, près de la cheminée, se trouvait le lit impressionnant par sa hauteur et le volume de ses couvertures. Je m’étonnais en regardant ma grand-mère plutôt petite et bien ronde. Comment pouvait-elle s’y prendre pour grimper dedans ? Des rideaux à fleurs en faisaient le tour et on les tirait tous les soirs pour assurer l’intimité. Lors de nos séjours à la ferme, nous couchions dans l’autre pièce qui servait habituellement de réserve pour les fruits craignant le gel. Il fallait en effet tirer parti des moindres recoins.
    C’était, je l’ai dit plus haut, une petite ferme et, rares étaient ceux qui avaient la chance d’en être propriétaires. Comme disait mon grand-père : « Un petit chez-soi vaut mieux qu’un grand chez les autres. » Lui, il allait faire des journées dans des fermes plus importantes. Il nous parlait souvent de La Borie où il avait travaillé pour le professeur d’Arsonval, mentionnant  toujours la simplicité et la gentillesse de cet éminent savant.
    Chaque ferme avait son nom propre. Chez mes grands-parents, c’était « le Péchaud » et ce nom remplaçait presque toujours le nom de famille. C’était là que ma mère avait grandi. Pauvre maman ! Son enfance fut malheureuse, car elle était le fruit d’une faute que l’on qualifiait de honteuse et elle ne sut jamais qui était son père. Personne ne put jamais faire avouer ma grand-mère. La personnalité de ma mère en faisait une personne hors du commun. Intelligente, calme et réfléchie, elle forçait le respect par une tenue et un maintien irréprochables. Avec si peu de moyens, cela tenait du prodige ! Lorsque plus tard elle tomba malade, une femme vint tous les matins la coiffer à domicile. Trois petits chignons hauts, tenus par des épingles et une fine résille composaient cette coiffure immuable, très stricte, qui lui aurait donné un air sévère si l’éclat lumineux de ses yeux noirs n’avait exprimé l’amour et la charité qu’elle prodiguait à tous.
    Grand-mère ne parlait jamais de ses parents. J’ai appris par des gens qui les avaient connus qu’ils tenaient une auberge prospère. Ils avaient six filles toutes dotées de 1500 francs-or, ce qui était très important à cette époque. Après sa  faute, grand-mère fut reniée par les siens et livrée à elle-même. Elle dut se débrouiller seule et elle le fit assez bien d’ailleurs. Elle épousa par la suite un veuf, père de deux fils : Jean et Jacques. Il m’est arrivé de poser à mon grand-père des questions sur ses propres parents. C’est ainsi que j’appris que son père avait épousé une demoiselle Puy de Pauly de Saint-Vitte-sur-Briance dont la famille avait pratiquement disparu alors, que sa soeur, ma marraine, s’appelait Vacherie et qu’il y avait des oncles et tantes Perronnet, Guillaumet dont il doit être difficile de retrouver la trace de nos jours.
    Les années passèrent…  À 18 ans, Jacques partit à Paris tenter sa chance. Comme à cette époque les parents décidaient pour les enfants, ma mère fut contrainte d’épouser Jean, l’aîné, en 1899. Elle avait 15 ans et six mois !
Au début de leur mariage, mes parents habitèrent une petite maison, près du Péchaud ; ils y restèrent quelques années. Louise naquit en 1900, Germaine en 1903 puis vinrent François en 1905, Louis en 1908, moi en 1910. En 1913, mon père obtint un emploi au « Caïfa », et toute la famille partit habiter à la Croizille où venait de s’ouvrir un magasin. On y trouvait de tout, des denrées, pâtes, sucre, café, chocolat, huiles, conserves, des produits d’entretien, savon, lessive, eau de Javel. C’était en somme une épicerie en gros, un des premiers supermarchés. De nombreux livreurs partaient chaque matin pour sillonner les environs. Les moindres hameaux étaient desservis. La réputation solide du Caïfa venait des produits de qualité qu’on y vendait. Mon père fut nommé à Saint-Yrieix au début du mois de juillet 1914...
    Mes parents trouvèrent à se loger au centre de la ville, dans le quartier de l’église. Ils y arrivèrent en diligence avec armes et bagages. En descendant, maman rata la marche, fit une mauvaise chute et se blessa assez sérieusement. Nous pleurions tous. D’une santé robuste, elle se remit vite heureusement.
    Puis il y eut la déclaration de guerre. Mon père fut mobilisé, laissant seuls ma mère et leurs cinq enfants. Volontaire, énergique, elle fit face, prit un autre logement avec un magasin d’épicerie au-dessous et s’efforça de remplacer mon père. Au début de 1915, la naissance d’un sixième fils permit à celui-ci d’être démobilisé, car on ne gardait pas sous les drapeaux un père de six enfants. On appela le nouveau-né Albert en l’honneur du roi des Belges, très aimé des Français. Il mourut hélas des convulsions, à l’âge de dix mois.
    Mon père ayant repris ses activités partait dès l’aube, poussant sa « roulotte » bien garnie. C’était une grande caisse verte montée sur trois roues, une à l’avant, deux à l’arrière. Une barre de direction en assurait la conduite. On en voit encore de nos jours chez certains brocanteurs. Condamnées à l’oubli par le progrès, elles rappellent à chacun le souvenir du Caïfa. Papa, la sacoche en bandoulière contenant la recette, parcourait allègrement à pied vingt kilomètres, quelquefois plus. Il avait pour secteur le Chalard et Ladignac. S’arrêtant dans toutes les fermes, il avertissait de son passage en soufflant dans une petite trompe. Très populaire, il avait beaucoup de clients. À cause des rares  moyens de locomotion, il était commode d’être servi à domicile, mais il fallait beaucoup vendre pour bien gagner sa vie. Les soirs d’été, il nous arrivait d’aller à sa rencontre, et la récompense nous attendait au bout du chemin. Il tournait la « roulotte » en sens inverse et nous asseyait sur le capot. La course pouvait commencer. Dans les descentes, nous nous cramponnions à la barre de direction et nous filions à toute allure. La peur et le plaisir se mêlaient alors pour notre plus grande joie.
    Cependant la guerre continuait... Une autre épreuve attendait notre famille. Ma soeur Germaine âgée de quatorze ans mourut à la suite d’un accident malheureux. Alors qu’elle lavait du linge au ruisseau, des soldats la poussèrent à l’eau pour s’amuser. Elle prit froid et succomba d’une pneumonie quelques jours plus tard. J’ai toujours en mémoire le visage douloureux de ma mère, ses pleurs silencieux, ses prières. Mais il fallait faire face encore une fois. La vie continuait, avec les responsabilités qui incombent à une grande famille.
    Vous remarquerez sûrement que je parle davantage de ma mère que de mon père. Lui, partait aux premières heures du jour pour son travail et ne rentrait que le soir. Fourbu, il dînait et se couchait tôt. Nous le voyions peu. Ma mère assumait pour deux. Elle fut vraiment très courageuse. Nous l’adorions notre maman ! Elle était si bonne, si maternelle avec sa nichée !
    À Saint-Yrieix, l’église et l’école laïque se faisaient face. Mes frères furent élèves de la communale et... enfants de choeur. Nous, les filles allions chez les soeurs. Ma soeur aînée Louise travaillait déjà, c’était une jeune fille. Pendant les vacances scolaires, les garçons partaient chez les grands-parents pour leur plus grand plaisir. Que de choses ils nous racontaient à leur retour ! Là-bas, libres de toute contrainte, ils s’en donnaient à coeur joie. Je les enviais surtout quand ils montaient dans le train, mais j’étais encore trop petite pour les suivre.
    Pendant la guerre, la caserne de la ville était réservée aux soldats qui prenaient un repos avant de remonter en première ligne. Il y avait des gens du Nord, des Tchèques, autant dire des étrangers ! Beaucoup, privés de tout, loin de leur famille, cherchaient l’aventure. Il y eut des mariages hâtifs, certains devinrent bigames, n’hésitant pas à tromper leur nouvelle conquête. Ce fut le cas de la fille d’une amie de ma mère. La pauvre Marguerite se retrouva ainsi mariée... sans époux, avec les conséquences que cela comportait.
     Ce fut enfin l’Armistice. J’avais huit ans. Je me souviens des cloches carillonnant, des chants patriotiques, de la joie délirante des uns, des larmes et des regrets des autres. Puis ce fut le retour des pioupious comme on les appelait. Tout lentement redevint normal. La guerre sanglante, la longue guerre, comme disait notre maîtresse à l’école, était enfin finie. Pourtant on ne reconnaissait plus les soldats de retour. Il leur faudrait du temps pour oublier. Des jeunes filles, comme ma soeur Louise, furent vouées au célibat, car on leur préférait les veuves pensionnées de guerre. Nul ne s’étonnait de la pauvreté commune à tous. Chacun acceptait son sort, en remerciant Dieu de lui avoir évité le pire.
    À la rentrée des classes, depuis trop peu de temps installés dans la commune, nous n’aurions pas eu droit aux livres ni aux fournitures gratuites. Les maîtresses en organisaient la distribution dès le premier jour. Les livres se passaient d’un élève à l’autre, d’année en année. On lisait sur la couverture le nom de celui ou celle à qui il avait appartenu. À l’appel, cette année-là, mon frère aîné, après avoir été questionné par son maître, affirma que la famille habitait la commune depuis plus d’un an. Par ce mensonge bien pardonnable, nous eûmes alors les mêmes droits que les autres. Comment notre maman aurait-elle pu ajouter cette dépense à son maigre budget ? Le problème fut donc réglé.
    À cette époque, il y avait beaucoup de familles très nombreuses. Ce n’était pas honorifique et les gens en parlaient avec un mépris mêlé de compassion. Le père devait faire face, avec son seul salaire, à l’entretien et à la nourriture de tous. Pas d’allocations familiales !
    Chez nous, il y eut un nouveau changement. Papa quitta le Caïfa pour aller travailler chez un marchand de bois. La maison qui l’employait jusqu’alors avait changé de méthodes. Une nouvelle roulotte était attribuée aux livreurs et à celle-ci, on attelait un âne ! C’était, disait le grand patron, se moderniser.… Ma mère, choquée par ce nouveau moyen de travail, décida mon père à trouver un autre emploi. Nous, les gosses, nous nous voyions déjà sur le dos du baudet, et nous eûmes évidemment bien des regrets !
    Il fallut encore changer de logement. Notre maison appartenait à la cure, était située près du presbytère, et... attenante à la prison. Cela formait un curieux ensemble de bâtiments qui existent toujours d’ailleurs. L’école des filles avait probablement été installée dans une partie de la prison. Ses fenêtres munies de gros barreaux et de grillage nous impressionnaient, ce qui nous incitait à la sagesse. Un peu plus loin se dressait un orphelinat dirigé par les religieuses de la Présentation. Enfin, l’école libre, à droite, parachevait ces constructions hétéroclites. L’église du douzième siècle, elle, se trouvait de l’autre côté de la place. Lorsque je longeais ses murs, les gargouilles grimaçantes m’effrayaient et je m’efforçais de ne pas lever la tête. Tout près, la Tour du Plô, datant de la guerre de Cent Ans, dressait fièrement ses ruines dans ce vieux quartier de notre ville. On appelle les habitants de Saint-Yrieix des Arédiens, du nom du pape Arédius, dont les reliques sont gardées dans une châsse que l’on sort et honore les jours de grandes fêtes religieuses. Nous étions donc au centre et les distractions ne manquaient pas.
    Je vais pour mes petits-enfants et ceux à venir, parler un peu de ma jeunesse. À l’école, les maîtresses étaient sévères. Il fallait se faire obéir de tout ce petit monde, les classes étant surchargées. Les punitions pleuvaient : écrire vingt fois le même mot après une faute d’orthographe, reproduire les pleins et les déliés, allonger correctement le doigt sur le porte-plume — un coup de règle bien appliqué le mettant dans la bonne position ! Une belle écriture donnait une bonne note. Au programme : calcul, dictée, rédaction, vocabulaire, histoire, géographie, instruction civique, récitation et chant. « Il faut que tout ça entre dans vos crânes », disait notre institutrice, entre deux prises de tabac. Un jour, je parlai à ma mère de cette curieuse manie. La réponse ne se fit pas attendre : « Tu vas à l’école pour écouter et apprendre, non pour juger. » Après toutes ces contraintes et les longues stations assises, les récréations étaient joyeuses : sauts, gambades, rondes, jeux de billes, bagarres aussi. Quelle effervescence !
    Les vêtements d’écoliers ressemblaient à un uniforme, car ils différaient peu d’un enfant à l’autre : tablier noir avec un feston rouge pour les filles, blouses grises ou noires pour les garçons, galoches montantes avec semelles de bois pour tous. Celles-ci, bien souvent, pour en éviter l’usure, étaient consolidées par des fers ou de gros clous. En général, elles appartenaient à ceux qui avaient un long chemin à parcourir pour venir à l’école et qui réchauffaient l’hiver la gamelle de leur repas sur le poêle de la classe. Une grande pèlerine avec capuchon servait de manteau et d’imperméable, quelquefois trop grande ou trop petite, car les aînés la passaient aux plus jeunes, et la croissance n’était pas la même pour tous. À la place du cartable, mes frères comme la plupart des garçons avaient une musette, vestige de la guerre, où étaient placés livres et cahiers. Pour nous les filles, ma mère avait cousu un sac en grosse toile avec un rabat que deux boutons fermaient. On y plaçait aussi le plumier en bois, décoré parfois de fleurs et qui contenait, outre les crayons, les fameuses plumes Sergent-major, bien rangées dans une petite cavité. Certains élèves possédaient un porte-plume façon ivoire dans le manche duquel on pouvait voir, à travers une petite boule de verre, le Mont-Saint-Michel ou la Tour Eiffel. On se passait cette merveille de main en main, et en fermant un oeil, on fixait cette image miraculeuse qui nous faisait rêver à des horizons inconnus.
    À douze ans, je passai le Certificat d’études que j’obtins brillamment : première de Saint-Yrieix avec mention bien et premier prix de rédaction. A-t-il amusé mes enfants, ce diplôme ! Comment pourraient-ils comprendre son importance alors que l’on ne parle plus que de Baccalauréat, licence, doctorat ou agrégation ? À mon époque, peu d’élèves continuaient des études surtout dans les milieux ouvriers. Les gens aisés mettaient leurs enfants en pension ou à l’école libre où on leur apprenait en même temps les bonnes manières. Je ne fis pas exception à la règle et j’entrai à l’ouvroir tenu par des religieuses qui enseignaient aux jeunes filles la couture et la broderie. C’étaient de véritables artistes, bien rémunérées, qui confectionnaient des trousseaux pour de riches Américaines. J’y appris les choses élémentaires qui me servirent beaucoup plus tard.
    Quand les vacances arrivaient, c’était une joie sans pareille. Pourtant, je ne pense pas qu’aucun de nous n’ait vu la mer ou la montagne, autrement que sur des gravures. Par contre, les longues marches dans la campagne nous étaient familières. On maraudait pommes, châtaignes, nèfles, on allait à la cueillette des champignons. C’était par une connaissance approfondie de la nature, une merveilleuse leçon de choses. On savait reconnaître le blé du seigle ou de l’avoine, les fleurs, les plantes vénéneuses ou médicinales dont on apprenait les noms, mais aussi les vertus.
    Mes frères préparaient les lignes et on partait avec eux à la pêche. Assises sur le talus, dans un silence total imposé et respecté, on suivait des yeux les évolutions des bouchons. Les garçons ne toléraient pas le moindre bruit. Ils enfilaient les poissons un par un sur un jonc, chacun le sien. De retour à la maison, on faisait les comptes. Les plus chanceux annonçaient leur score, un regard de mépris pour les autres. Avec fierté, ils ajoutaient : « Voilà le souper ! » Les journées bien remplies passaient vite. Les rues étaient à nous. Peu ou pas de voitures. Les bandes se formaient par quartiers. Nous faisions partie de celui de l’église. Les soirs d’été, assis sur les marches supérieures du perron, les plus loquaces prenaient la parole, racontant des légendes ou des récits effrayants avec des voleurs qui s’emparaient des économies des braves gens, après leur avoir fait subir les pires atrocités. Il faut dire que c’était l’époque de la célèbre « Bande à Bonnot », celui qui extorquait l’argent des riches. Bien sûr, nous approuvions ses exploits. Fanfarons en culottes courtes, les garçons paradaient devant les filles qui ne demandaient qu’à admirer leur bravoure. En somme, nous eûmes une jeunesse heureuse, pleine de désirs, de rêves et peuplée de chimères.
    Notre vie de famille, semblable à celle de beaucoup d’autres, fut marquée par des peines et des joies.
    Notre oncle Jacques vivait à Paris où il était maître d’hôtel, dans un hôtel particulier, faubourg Saint-Honoré. Ma tante avait la fonction de femme de ménage dans la même maison. À cette époque, les grosses fortunes que les dévaluations n’avaient pas encore englouties permettaient à ceux qui les possédaient de mener une vie de luxe et de plaisir dans la capitale. La domesticité nombreuse profitait de cette richesse. Il fallait par snobisme déjà ou par pur protocole tenir le rang que vous donnait votre nom ou… votre argent. Un nom d’ailleurs que l’on pouvait s’offrir sans problème grâce à ce même argent ! C’était la Belle Époque.
    Mon oncle et ma tante avaient une fille unique qui mourut à dix ans d’une méningite alors que son père était à la guerre. Ce fut une terrible épreuve, un chagrin immense et ma tante fit une grave dépression. Elle vint demeurer quelque temps parmi nous. Vivant dans ce milieu de la haute bourgeoisie, elle voulut appliquer sur nous des méthodes qu’elle croyait être celles de ses maîtres. Elle nous grondait pour des riens, nous punissait, essayant sur une famille nombreuse d’obtenir les mêmes résultats qu’avec sa petite fille. Nos parents, voulant lui être agréables, lui donnaient raison. Elle ponctuait presque toujours ses phrases de « Monsieur le Baron a dit ceci, le professeur Achard — je me souviens de ce nom — a répondu cela. » Nous fûmes soulagés quand elle se décida à regagner Paris. Je crois que son départ nous réjouit.
    Tout redevint normal peu à peu. Les mois, les années passèrent. En 1920, la veille des Rameaux, alors que l’on préparait la fête à l’église et à la maison, notre grand-mère mourut subitement d’une embolie. Elle avait cinquante et quelques années. Grand-père dut aller déclarer son décès à Saint-Vitte-sur-Briance, à quatre kilomètres de chez lui, demandant à une cousine de veiller la défunte. Quand il revint, une boîte pleine de louis d’or (la dot de sa femme qu’ils s’étaient bien gardés de dépenser) et les livres de médecine par les plantes avaient disparu. Ma grand-mère, en effet, ayant reçu une très bonne éducation, aimait étudier les vertus des herbes et mettait en application ses connaissances pour soigner les malades. On venait la chercher ou la consulter de tous les coins de la campagne, car les médecins d’alors se déplaçaient rarement et il fallait les payer. Où avait-elle appris et comment ? Comme je l’ai déjà dit, étant d’une famille aisée, elle savait lire et écrire. À cela s’ajoutait une intelligence certaine. Toute une partie de sa vie restera un puits de mystère. Elle avait quand même expliqué la plupart de ses méthodes à sa fille, qui s’en servit à son tour pour nous. M’étant cassé le poignet après une chute, maman réduisit ainsi la fracture sans difficulté. Elle savait aussi calmer la douleur des brûlures. Un peu de magie se mêlait à tout ça. À notre époque, beaucoup de gens vont encore chez le guérisseur ou le rebouteux, bien que les docteurs soient de plus en plus nombreux.
    L’enterrement de grand-mère posa des problèmes. Mon grand-père avait demandé à un voisin possédant cheval et voiture d’aller chercher ma mère qui le suivit aussitôt. Mon père dut remettre son départ au lendemain à cause de son travail. Les rares trains qui reliaient Saint-Yrieix à Limoges obligeaient à changer de direction et à descendre à la gare de La Porcherie. De là, quatre ou cinq kilomètres à pied encore pour rejoindre la ferme. Trop de temps perdu pour papa dont la décision fut vite prise ! Il mit dans une musette de quoi manger en chemin, empoigna un bâton solide, et fit sans coup férir, les quarante kilomètres, en randonnée pédestre, comme on dit aujourd’hui… Quelle résistance ! Il fallut prendre une décision au sujet de grand-père qui ne pouvait rester seul. Mes parents, avec l’accord de mon oncle, décidèrent qu’il vivrait avec nous. La famille s’agrandit encore.
    Nous, les enfants, l’appelions Péri, car c’était le parrain de notre soeur aînée. Il ne parlait que le patois limousin et pour notre plus grande joie, il entrait dans de terribles colères quand on lui posait des questions en français ! Il ne savait ni lire ni écrire, mais il en aurait remontré à plus d’un en calcul. Nous l’aimions beaucoup, car il n’avait pas son pareil pour nous tenir en haleine, le soir à la veillée, autour de la grande table ou devant le feu de cheminée. C’était un conteur né. Récits, légendes ou fables se peuplaient de diables, de bêtes effrayantes. Le loup-garou (homme le jour, loup la nuit) nous empêchait parfois de dormir. Je me souviens de l’histoire du mouton noir qui sauta sur le dos d’un paysan traversant la forêt la nuit, et qui essaya, en se faisant de plus en plus lourd sur ses épaules, de le contraindre à lui vendre son âme. Notre grand-père nous disait qu’il avait vu des loups, un soir, à la sortie d’un bois, alors qu’il rentrait chez lui. Les bêtes le poursuivant, il posa ses sabots et les tapa l’un contre l’autre de toutes ses forces. Le bruit et les étincelles jetées par les clous lui sauvèrent la vie.
    Il resta avec nous jusqu’à la fin de sa vie. À 85 ans, il s’éteignit sans souffrance. Dieu lui devait bien ça ! Nous n’étions pas effrayés, car on aurait dit qu’il dormait. Nous voulûmes, nous les petits-enfants, le mettre dans son cercueil, après la prière des morts. Les yeux pleins de larmes, nous l’avons embrassé une dernière fois. Il nous manqua beaucoup. Avec lui disparaissait une partie de notre jeunesse, de nos souvenirs.
    Pour l’enterrement, notre oncle vint de Paris. Il avait averti mes parents qu’il amenait une malle. Mes deux frères poussèrent une brouette jusqu’à la gare et le trio arriva à la maison, précédé du chargement qu’on attendait avec impatience. Le travail de l’oncle l’obligeait à une certaine tenue : habit, col et manchettes amidonnés ou en celluloïd, escarpins vernis. Grand et fort bel homme, il était naturellement élégant. Quelle fière allure il avait dans sa redingote noire, la tête coiffée d’un chapeau à haute calotte qu’il avait frotté du coude pour en faire briller le poil ! À l’enterrement, tous les yeux étaient braqués sur lui. On en oubliait le mort. J’entendais une femme dire derrière moi : « On dirait un banquier ! Pas d’enfants, les neveux hériteront ! » Et nos actions remontaient… Il n’a jamais eu de banque, bien sûr, mais pris en amitié par les messieurs qu’il servait et qui se trouvaient dans la haute finance, ces derniers l’initièrent à jouer à la bourse. Intelligent, bien conseillé, il gagna une véritable fortune, ce qui lui permit de quitter encore jeune son travail. Il acheta une villa dans les environs de Paris où ma tante et lui vécurent de leurs rentes.
    Après son départ, nous montâmes dans le grenier faire l’inspection de la malle. À part quelques bricoles, l’essentiel se composait d’habits de ces messieurs, lesquels s’en débarrassaient très vite pour suivre la mode. Un chapeau claque fit le régal de mes frères qui, en appuyant sur le ressort, aplatissaient ou relevaient la calotte. François, après avoir enfilé une redingote sur un petit gilet de satin, s’en coiffa et descendit voir notre mère. D’une voix pointue qui se voulait parisienne, il l’interpella : « Qu’en pensez-vous, madame ? » Pauvre chère maman ! Toujours pressée dans son travail, elle leva les yeux, et de stupéfaction, lâcha la queue de la poêle. On pensait déjà au déguisement pour le futur Carnaval et à la surprise de nos copains. Louise, notre soeur aînée, plus pratique, préféra se tailler une jupe dans deux pantalons.
    Depuis la mort de notre grand-père, nous avions peu de nouvelles de l’oncle qui devait nous faire hériter. On apprit que tout l’argent qu’il avait placé dans des banques, toutes les valeurs, actions, obligations constituant ses seuls revenus, s’étaient petit à petit dévaluées. Quand la vieillesse arriva, il leur restait juste de quoi vivre décemment, sans plus. Adieu l’héritage ! Et c’est ainsi que l’oncle d’Amérique redevint tout simplement le tonton Jacques.
    Vers 1920, la vie des gens était très différente de celle d’aujourd’hui, la conception du bonheur aussi. On éclairait la ville avec des lampes à pétrole ou des becs de gaz. Une usine fonctionnait pour fabriquer le coke, déchet du charbon. Les coins, les rues étroites, demeuraient dans l’ombre. On se chauffait au bois. L’été, on faisait les provisions pour l’hiver et toute la famille participait à cette corvée. La brasse, unité de mesure la plus employée, correspondait à plus de trois mètres cubes. On entassait les bûches dans le grenier en les hissant à l’aide d’une corde et d’une poulie jusqu’à la fenêtre sans garde-fou. Je ne m’en approchais jamais tant j’avais peur de tomber. Mes frères recevaient à bout de bras les bûches que mon père avait préparées et solidement attachées en bas. Nous, les petits, nous rangions les tas. Ce qui nous encourageait, c’était que ce jour-là, notre mère cuisinait le civet de lapin, accompagné d’un clafoutis ou d’une flognarde. Les odeurs qui montaient nous mettaient l’eau à la bouche.
    La corvée que j’exécrais consistait à descendre la lessiveuse au bourri. Il faut que je vous explique que, dans chaque rue, un coin était réservé aux ordures ; c’était le bourri, ainsi appelé par tous. Cendres, résidus de toutes sortes s’entassaient là, attendant une semaine, parfois plus, que le tombereau attelé à un cheval poussif, daigne passer devant chez nous. Le même parcourait toute la ville. Dès qu’elle l’apercevait, maman nous criait de descendre la lessiveuse vieille et percée, destinée à cet usage, pleine à ras bord, évidemment !
    Il y avait aussi la corvée d’eau. Heureusement, la pompe desservant tout le quartier se trouvait devant notre maison. On remplissait des seaux qu’il fallait  monter, l’appartement étant au premier étage. Parfois, on faisait la queue en bavardant. Les racontars allaient bon train, les nouvelles vraies ou fausses se répandaient. C’était un des endroits où se faisaient et se défaisaient les réputations. Pour ne pas perdre trop de temps, des femmes lavaient leurs légumes ou du petit linge pendant que d’autres faisaient le plein de leurs brocs ou de leurs arrosoirs. L’eau minérale n’ayant pas encore fait son apparition, il fallait trouver de l’eau potable. On allait à la pissarote, une source en plein centre ville. Les anciens disaient qu’ils ne l’avaient jamais vu s’arrêter de couler. On y garnissait au bout d’un tuyau de plomb bouteilles et bonbonnes que l’on portait à deux : c’était la réserve d’eau de table.
     Les fosses d’aisance, assez loin des domiciles, gênaient beaucoup les gens. Nous avions la chance d’avoir un cabinet, comme on disait alors, un siège en bois muni d’un couvercle, mais encore fallait-il traverser une cour pour y accéder ! Les voisins nous enviaient ce confort. Le soir, une bougie fixée dans une bouteille éclairait le lieu. On l’allumait avec une boîte d’allumettes posée sur la banquette, près d’un paquet de journaux servant de papier hygiénique. Comme le tout à l’égout n’existait pas, il fallait prévoir la vidange. Le jour où la pompe à m… apparaissait, un cri d’alarme retentissait : portes et fenêtres se fermaient en vitesse, en attendant que l’opération se termine et que les effluves aient disparu. De gros tuyaux conduisaient les excréments et leurs miasmes à la citerne où était récolté tout ce qui, par la suite, servirait d’engrais.
    Tout ce qui concernait la vie de la ville était annoncé par le tambour du garde champêtre. L’homme se postait au carrefour des principales artères : deux coups de baguette, un roulement. Sortant un imprimé de sa poche, il criait : « Avis(se) à la population ! » Suivait invariablement :« Monsieur le Maire prévient ses administrés… » Il lisait lentement, en articulant bien. À la fin, il ajoutait : « Qu’on se le dise ! Encore quelques coups de baguette… Des gamins dont le nombre grossissait vite, car ils le suivaient quartier après quartier répétaient après lui :  « Qu’on se le dise ! » Ma mère nous envoyait écouter pour être informée. Ainsi se transmettaient les nouvelles.
    Quand on entrait dans une boulangerie, on sentait une bonne odeur de pain chaud où les produits de conservation d’aujourd’hui n’étaient pas encore mélangés aux farines. Lorsque mon tour arrivait d’y aller, ma mère me disait de ne pas oublier le carnet. En effet, la boulangère inscrivait les achats et les prix correspondants et on payait à la fin du mois. Elle pesait et, sur son comptoir, à côté de la balance, il y avait toujours un pain qui servait à faire le poids exact. On prenait les plus gros : d’énormes couronnes ou des tourtes de quatre livres sur lesquelles mon père, avant de les entamer, dessinait une croix. Ainsi remerciait-on Dieu de manger à notre faim.
    Les bouchers ne possédaient pas de chambres froides. Les animaux abattus pour la consommation devaient donc se vendre très vite, surtout l’été. À tour de rôle, on informait la clientèle par le passage du tambour. Souvent même, les enfants suivaient la vache traînée au bout d’une corde. La pauvre bête parée d’une cocarde aux grands rubans multicolores allait placidement au sacrifice. Après quelques coups de baguette, le garde champêtre énumérait les prix des différents morceaux à la vente. C’était du commerce de bouche à oreille !
    Nous n’eûmes pas de graves maladies dans notre enfance. Louise et François souffrirent par contre de névralgies dentaires à répétition. Il n’y avait qu’un seul dentiste dans toute la ville et il ne s’embarrassait pas de principes ! Il pratiquait uniquement des extractions. « Au moins, celle-là ne te fera plus mal », disait-il en brandissant fièrement un chicot sanguinolent. Tant et si bien que ma soeur encore jeune portait un dentier et que mon frère n’osa pas rire jusqu’à ce qu’il eut lui aussi un appareil. J’échappai heureusement au massacre. Seule, une grosse molaire me fut enlevée, sans anesthésie évidemment. La douleur fut telle que je mordis l’arracheur de dents qui cria à son tour ! À sa colère se mêlaient les excuses et la confusion de ma mère. Moi je crois bien que cette vengeance non intentionnelle me réjouit plutôt.
    En relisant ces dernières lignes, je me souviens du jour où ma soeur aînée m’envoya vendre son vieux dentier. Le tambour avait annoncé l’achat d’or ou d’argent et de tous objets pouvant en contenir. Louise, aussitôt, pensa à son appareil défectueux. Elle voyait déjà l’argent de cette transaction et en avait même trouvé l’emploi. Encore fallait-il que quelqu’un s’en charge ! Ce fut moi. Dûment chapitrée, avec pourcentage au bénéfice, je n’hésitai pas longtemps. On mit le dentier dans une boîte de pastilles Valda vide de son contenu et me voilà partie chercher marchands ou clients éventuels. Je devais avoir douze ou treize ans. La salle de cinéma où se déroulait la vente était déjà presque pleine. Je m’avançai au premier rang pour être bien informée. Au centre de l’estrade on installa une petite balance et des liquides permettant de tester le vrai du faux. Je regardais ébahie les gens se succédant et empochant les sous, attendant patiemment. Soudain, j’entendis : « Eh, vous, la petite demoiselle, qu’avez-vous à vendre ? » Je montai à mon tour et, ouvrant ma boîte, répondis fermement : « Un dentier. » Je trouvai bien que le marchand me regardait d’un drôle d’air, mais j’étais tellement convaincue d’être en possession d’un objet de valeur que rien ni personne ne m’impressionnait. L’homme prit l’appareil, observa les crochets, le tourna et le retourna et finit par le casser en deux. « Cela ne vaut rien », dit-il. Outrée, pensant au manque à gagner, je ne pus m’empêcher de rétorquer : « Maintenant que vous l’avez cassé, vous ne le voulez plus ? C’est malhonnête ! » Une autre fois, ma soeur m’envoya à la banque vendre un louis d’or que Grand-Mère lui avait donné. Là, par contre, je fus rémunérée et nous pûmes toutes les deux nous offrir une paire de gants de peau dont nous avions grande envie. J’ai toujours aimé être bien habillée, suivre la mode. J’ai toujours eu le goût du beau et de l’ambition comme ma mère. Est-ce vraiment un défaut ? Si oui, je le revendique.   
    À part « La Croix », je ne me souviens pas d’avoir vu beaucoup de journaux à la maison. Certains étaient interdits par le clergé, comme « l’Action Française », dont tout lecteur devait être excommunié. Ce fut d’ailleurs le cas du comte de la F…, un grand et bel homme qui assistait à la messe, en se tenant tout au fond de l’église. Mon père se délectait des articles qu’écrivait un humoriste limousin qui signait Menfhouté (traduire : je m’en fous). Ses écrits, souvent rédigés en patois, nous régalaient. Mes frères achetaient une revue : « Le Tour du Monde d’un gamin de 15 ans ». Les aventures se déroulaient dans la forêt vierge avec serpents, bêtes féroces, tribus barbares et cannibales. C’était à frémir de peur. Quelles sensations ! Nous, les filles, lisions « La Veillée des Chaumières. » Louise faisait la lecture à haute voix. On suivait avec passion l’histoire de deux orphelines dont la vie était si triste, que par moments ma soeur s’arrêtait pour essuyer ses pleurs ! Elle me disait alors : « Continue, toi, tu le prends moins à coeur ! » Les rires ironiques de nos frères nous révoltaient. Plus les larmes coulaient, plus ils se moquaient. Enfin, nous allions tous nous coucher. La nuit nous avions de quoi rêver…
    Le lendemain, chacun reprenait ses occupations. François et Louis commençaient leur apprentissage, afin d’avoir un bon métier qui assurerait leur avenir. Louise, ouvrière sérieuse, était très appréciée de ses patrons. Elle devint d’ailleurs plus tard sous-directrice de la maison de confection où elle avait débuté. Comme dix ans nous séparaient, j’allais encore à l’école à cette époque.   
    Les dimanches, c’était messe le matin, vêpres l’après-midi. Souvent, le prêtre organisait des processions autour de l’église. On chantait des cantiques. On n’oubliait aucune des fêtes religieuses du calendrier¡ Les plus grandes filles revêtaient leur robe de première communion sortie des cartons pour l’occasion. Des corbeilles ornées de dentelle et garnies de pétales de roses s’attachaient au cou par un long ruban. Quand le cortège revenait, on jetait les pétales en pluie sur le passage et les gens se retournaient pour nous regarder. Quelle naïveté dans tout cela ! Les blasés d’aujourd’hui en riraient. Pourtant, les effets sur nous n’eurent rien de désastreux, au contraire… Nos dimanches se terminaient par une promenade à la campagne l’été, d’où nous revenions les bras chargés de fleurs des champs ; l’hiver, le patronage organisait des séances récréatives. On attendait avec impatience la distribution des rôles et tous les soirs de la semaine, on allait répéter pour être prêts le grand jour. Notre petit théâtre avait son charme. On y jouait devant un public essentiellement composé de nos parents, mais qu’importe ! La salle était pleine de spectateurs pour regarder et applaudir. Les costumes avaient été préparés avec l’aide des religieuses qui taillaient et cousaient les tissus sortis des armoires ou des coffres des greniers. Nos cœurs d’adolescents ressentaient les mêmes émotions et la même effervescence que ceux des vrais artistes. Ces moments-là resteront à jamais gravés en ma mémoire et m’ont sans doute donné un bon départ dans la vie.
    Je me souviens aussi de ma première communion faite avec mon frère Louis. Pour nos parents, c’était la même dépense. Le repas de famille et les toilettes coûtaient fort cher. Les religieuses au catéchisme nous avaient bien recommandé de ne rien boire ni manger avant la messe. Et la menace de l’enfer nous en dissuadait encore plus sûrement. Presque toutes les filles étaient habillées en blanc, sauf trois ou quatre, trop pauvres, portant des robes bleues et des souliers noirs. Pour l’esthétique, on les avait mises au dernier rang. Belle charité chrétienne ! Ma robe en organdi ornée de larges plis me grandissait. Ce jour-là, j’ai sûrement fait un péché d’orgueil, péché véniel heureusement. Mon frère avait un costume chasseur. La ceinture à boucles glissée dans de larges passants marquait la taille. Son pantalon arrivait au-dessous du genou et rejoignait les chaussures à tiges montantes. Il ne riait pas, prenant son rôle très au sérieux. C’était un trait de caractère qu’il a toujours gardé. François et lui ne se ressemblaient pas du tout, ni physiquement, ni moralement. Un brun, l’autre blond, un vif et entreprenant, l’autre calme et réfléchi. « Un du père, un de la mère », disions-nous. En fait, mon frère aîné et moi étions les plus turbulents, les plus indisciplinés. Maman avait coutume de dire quand nous faisions trop de bêtises : « Si les autres vous ressemblaient, j’irais me jeter dans la Loue ! » Je la regardais, grande et forte, et pensait qu’elle ne risquait pas de se noyer dans ce petit cours d’eau si maigre et si peu abondant. J’étais ainsi rassurée sur son sort, car je l’aimais tellement. Je me promettais d’être plus obéissante et plus gentille à l’avenir, autant de bonnes résolutions qui ne duraient guère…
    Mon père avait les clés de l’église. Très souvent, lorsque son travail le lui permettait, il sonnait les cloches pour les offices. Sinon les abbés faisaient les mérillers : suspendus aux grosses cordes, ils tiraient de toutes leurs forces et s’envolaient pour revenir toucher terre quelques secondes plus tard. Exercice bénéfique pour les muscles ! François, l’enfant terrible, se sentait chez lui dans la collégiale. Quitte à se rompre le cou, il aimait grimper dans le clocher pour s’emparer des pigeonneaux. Enfant de choeur depuis son plus jeune âge, la messe n’avait aucun secret pour lui. Il pratiquait le latin couramment, par pure routine, et se vantait de goûter avant le prêtre le vin des burettes. Sa plus grande joie venait des quêtes. Pour remercier les gens qui mettaient leur obole dans le plateau qu’il présentait, il disait assez fort : « Que Dieu vous le rende ! », mais il ajoutait à voix basse : « Moi je le garde !  Ce qu’il ne faisait pas bien sûr. Il savait toujours à l’avance à quelle date seraient célébré tel ou tel baptême, tel ou tel mariage. Avec Louis, ils assistaient le curé, manquant parfois l’école, ce qui n’était pas pour leur déplaire. Avertis par eux, nous étions les premiers arrivés au spectacle, devant le portail de l’église.
    Ce qui nous amusait le plus, c’étaient les mariages de la campagne. Depuis la mairie, le cortège arrivait à pied, traversant la ville sous le regard curieux des badauds. Dès qu’on entendait la musique, on criait : « Les voilà ! » L’accordéoniste, une grosse cocarde à la boutonnière, la mine hilare, précédait les mariés en jouant des airs entraînants sur son instrument décoré de rubans multicolores. Sa bonne mine donnait à penser qu’il avait pris un acompte sur les verres à venir. La mariée couronnée de fleurs d’oranger avançait dignement, donnant le bras à son père. Les invitées rivalisaient d’élégance, du moins le croyaient-elles ! Les toilettes confectionnées par des couturières qui ne s’embarrassaient pas de quelques centimètres de plus ou de moins, en long ou en large, n’empêchaient pas chacune d’elles de se croire la plus belle. Quant à leurs cavaliers, ils portaient le costume qui les accompagnerait toute leur vie. Le jeune époux, petit bouquet à la boutonnière, fermait le cortège avec sa mère. Après la messe, tout le monde se retrouvait à la sacristie pour les félicitations et les embrassades puis on reprenait la route sans avoir oublié une petite pièce pour les enfants de choeur, ravis de l’aubaine.
    Il y avait aussi les mariages de riches, très différents. Un Suisse dirigeait la cérémonie. Vêtu d’un habit pourpre, coiffé d’un bicorne, tenant fermement son bâton orné de glands, il attendait l’arrivée des mariés. Dès qu’ils apparaissaient, il frappait trois coups et l’harmonium déversait des flots de musique. Un tapis rouge recouvrait le sol, depuis l’hôtel jusqu’au seuil de l’église. Le cérémonial dépendait de l’importance des familles. Le samedi étant trouvé trop populaire, les bourgeois et les nobles lui préféraient le lundi. Quand tous les invités étaient là, le Suisse organisait le cortège. Les demoiselles d’honneur tenaient la traîne de la mariée en tulle brodé qui balayait le tapis. C’était un spectacle magnifique et nos yeux s’ouvraient grand pour tout voir. Là, aucune critique, mais de l’admiration. Toutes les femmes portaient des robes longues très élégantes, les hommes l’habit ou la queue de pie. Parfois, des noms connus étaient cités, d’autres intriguaient et laissaient place à des suppositions. Ce qui me frappait quand j’observais ces gens, c’était qu’ils semblaient figés à force de vouloir respecter un certain protocole. Savaient-ils rire, savaient-ils s’amuser ?
    Les baptêmes se célébraient toujours le dimanche après la grand’messe. Avertis par nos frères, nous nous passions la consigne pour ne pas rater la distribution de dragées que jetaient parrain et marraine à la sortie. Quelquefois, tombaient aussi des pièces dont on avait vite trouvé l’emploi.
    Noël et les Rameaux demeuraient les fêtes religieuses les plus attendues cependant. Pour Noël, notre grand-père préparait un feu dans la cheminée. Une énorme bûche réservée à cet effet depuis longtemps devait brûler jusqu’au matin, afin d’assurer le bonheur à la famille l’année entière. À minuit, les cloches sonnaient à toute volée. Habillés chaudement, nous nous rendions tous à l’église. L’assistance venue assez tôt pour avoir des places assises, car l’office serait long, était déjà nombreuse. En fait, le prêtre dirait trois messes, selon la coutume. Bravant le froid, une lanterne à la main, les gens de la campagne environnante s’installaient à leur tour. Chacun admirait la crèche dont les personnages étaient très beaux. L’enfant Jésus porté par l’officiant traversait l’église, accompagné par les cantiques chantés par tous. Au final, le « Minuit Chrétien » entonné par le curé d’abord en français, ensuite en patois, amenait les larmes aux yeux. Au retour, nous faisions réveillon. Maman avait préparé des boudins et de la charcuterie que les garçons préféraient et des friandises pour les filles. Ma gourmandise n’a jamais été prise en défaut, je l’avoue.
    Pour les Rameaux, l’église pourtant grande ne pouvait contenir tout le monde. Le prêtre devait sortir pour bénir les bouquets des gens n’ayant pu entrer. C’était surtout la fête des enfants, même si certains n’appréciaient guère la longueur de la messe et le montraient par des pleurs, voire des cris. Il fallait quelquefois leur faire quitter les lieux, laissant sur place les buis enrubannés, ornés de friandises, d’oeufs en chocolat ou de fruits en sucre que je devais me contenter de dévorer des yeux. Ma mère calculait combien les plus beaux avaient pu coûter, ce qui aurait enchanté leurs propriétaires, venus montrer leur richesse. Les paysans, plus modestement, tenaient une branche de buis dans laquelle on avait enfilé quelques noix percées à cet effet. D’autres portaient une cornue, brioche que les pâtissiers confectionnent spécialement ce jour-là. À la sortie de la messe, des groupes bien distincts se formaient sur la place. Les Messieurs, comme on disait alors, se congratulaient avec mines de circonstance, ronds de jambe et salamalecs. Ils se plaignaient du service de leurs domestiques ou des mauvaises performances de leurs métayers. Certains accompagnaient leurs doléances d’un petit sourire d’indulgence… Les paysans avaient sorti de leur armoire la blouse verte et le grand chapeau de feutre à larges bords ou le costume noir gardé dans la naphtaline. Leurs discours concernaient les récoltes, le prix des bestiaux à la dernière foire et se terminaient invariablement au bistrot du coin. En groupes aussi, les enfants, nous regardions évoluer tout ce monde, ne nous contentant pas d’observer, approuvant les uns, désapprouvant les autres. C’était déjà ce qu’on appelle aujourd’hui des opinions de droite ou de gauche !
    Le lendemain de ce jour important commençait la Semaine sainte. L’église en deuil recouvrait ses saints et les tableaux du chemin de croix d’un voile violet. La chrétienté appliquait scrupuleusement les règles du culte. Comme les cloches ne sonnaient plus, on disait aux enfants qu’elles étaient parties à Rome. Moi ça m’étonnait un peu, car je voyais dans les ouvertures du clocher la plus grosse, toujours en place. Le jour de Pâques, elles carillonnaient à nouveau. Ma mère, à cette occasion, améliorait le menu et traditionnellement, on étrennait chapeau et manteau neufs. Cette date marquait aussi la fin de l’hiver.
    Mes souvenirs les plus joyeux demeurent ceux des frairies et des périodes de Mardi Gras. Pour se déguiser, on n’hésitait pas à fouiller les greniers, à ouvrir les malles, à fabriquer des jupons, des robes, des coiffures auxquels on ajoutait un masque pour n’être pas reconnus. Les voisins entraient dans le jeu et s’exclamaient : « Mais qui est cette petite paysanne ou ce jeune soldat ? » On riait sous cape, convaincus de les tromper. Lorsque nous fûmes plus âgés, les bals costumés nous ravirent. Je fus tour à tour un Pierrot, une Colombine, une bohémienne. À minuit, tout le monde se démasquait et souvent il y avait erreur sur la personne ! Alors, c’étaient des éclats de rire qui n’en finissaient plus. Comme il est dommage que ces fêtes aient disparu… Les foires franches, appelées chez nous frairies, se tenaient en mai et en août. On s’y préparait longtemps à l’avance de façon à avoir de quoi dépenser ces jours-là. La moindre pièce économisée était la bienvenue et on devenait de vrais usuriers. Il faut dire qu’il y avait abondance de manèges : chevaux de bois, bicyclettes, premières autos-tamponnantes et surtout les pousse-pousse. Ces derniers étaient vraiment très dangereux. Il fallait se cramponner aux chaînes qui tenaient les sièges et on se lançait de plus en plus haut, en tournant à toute vitesse. Certains jeunes imprudents jouant les acrobates se faisaient rappeler à l’ordre par le patron du manège. J’aimais aussi beaucoup les vire-vire, sortes de grandes roues garnies de lots. Plus ceux-ci avaient de valeur, plus la partie était chère. Si la flèche s’arrêtait entre deux baleines peintes en rouge, on avait gagné, mais bien entendu, il y avait davantage de perdants que de gagnants ! Mes frères, eux, préféraient les combats de boxe qui attiraient une foule nombreuse de badauds. Les soirs, on se livrait à des batailles de confettis mémorables.
    D’autres réjouissances venaient des foires traditionnelles, très importantes dans cette région du Limousin, aux grands pâturages. Je suivais souvent ma mère au marché de la volaille. Les régatiers, sortes de revendeurs, alignaient leurs caisses de bonne heure, mais étant donné l’importance de leurs achats, ils devaient attendre le feu vert donné par une cloche pour commencer leurs transactions. Alors tout allait très vite. Maman se montrait imbattable pour évaluer la valeur de deux poulets vendus par paire et sur leur qualité.    Elle prenait une aile, soufflait sur les plumes, appréciait l’épaisseur de la chair, trouvait la bonne volaille dodue à souhait. Il fallait ensuite en marchander le prix, cela faisait partie du jeu. La paysanne énumérait la quantité de blé avalé pour atteindre un poids raisonnable, sa peine, son déplacement. Ma mère rétorquait qu’une  fois plumée et vidée, la bête aurait perdu la moitié de son volume. Chacune devait convaincre l’autre pour y trouver son compte. Les paniers débordaient de canards, de lapins, d’oeufs, de fromages, de beurre, de fruits et de légumes. Les ménagères n’avaient que l’embarras du choix. L’après-midi, on faisait le tour des bancs des forains. Ce qui nous plaisait le plus, à nous les filles, c’étaient les plateaux en bois où reposaient dans de la sciure des bijoux de pacotille : bagues, chaînes, bracelets, le tout orné de fausses pierres multicolores qui attisaient notre convoitise. Le choix se faisait selon notre bourse. Ma soeur me disait montrant sa main baguée : « Regarde, on va croire que je suis fiancée ! » Et moi qui n’avais rien pu m’offrir, je me consolais en rétorquant : « C’est du toc et ça se voit ! » Notre station la plus longue se faisait devant l’orchestre en plein air. Une femme chantait accompagnée par l’accordéon une chanson d’amour qu’elle passait vendre ensuite dans la foule. Les spectateurs entonnaient le refrain à pleins poumons. Les voix justes ou fausses se mêlaient avec entrain. C’était là qu’on apprenait les derniers airs à la mode, qu’on entendait ceux de la nouvelle danse, appelée charleston. Les paysannes s’en revenaient du marché, paniers vides, mais porte-monnaie plein. Elles se promenaient autour des bancs derrière lesquels les camelots vantaient le produit miracle en donnant de la voix eux aussi. De retour à la ferme, elles discuteraient de leurs achats, se demanderaient s’il n’aurait pas mieux valu se méfier de tous ces beaux parleurs, ce qui ne changeait rien, mais soulageait leur conscience. Quelquefois, on voyait un paysan ramener une vache invendue, tirant sur la corde passée entre les cornes, l’air maussade, la guillade sur l’épaule. Un cochon, traînant la patte, revenait parfois à son point de départ, le groin grattant la terre. Son propriétaire lui distribuait des coups de bâton, ce qui calmait ses regrets et faisait hurler l’animal de plus belle. « J’en serai quitte pour le vendre à la prochaine foire » se disait-il en maugréant, regrettant sans doute d’en avoir demandé un prix trop élevé.
    Je vais maintenant vous donner quelques détails sur mes parents. Mon père de taille moyenne, plutôt petit, sans un atome de graisse, avait une capacité de travail qui dépassait l’entendement. Levé dès l’aube, toujours en activité jusqu’au soir, il ne faisait jamais la sieste. Je ne me souviens pas non plus de l’avoir vu gravement malade. Il se méfiait d’ailleurs des médecins et se soignait seul pour des indispositions passagères. Dès son enfance, il avait été habitué au labeur et ne connaissait pas les loisirs. Il marchait beaucoup et apparemment sans fatigue. Après une semaine de travail, le dimanche il s’occupait du jardin : il bêchait, plantait, semait ou récoltait selon les saisons. On ne le voyait qu’aux heures des repas et un peu le soir, car il se couchait tôt, se levant de même. Parfois, il nous grondait, mais ne nous battait pas, à part une calotte de temps en temps, toujours bien méritée. Il préférait nous faire la morale, nous menacer de l’orphelinat, de la maison de correction, décrire les punitions de Dieu : l’enfer ou le purgatoire suivant la gravité de nos fautes. Par contre, il laissait toutes les autres responsabilités à ma mère qui s’en acquittait d’ailleurs fort bien. Il mourut à 87 ans de vieillesse, sans souffrance, parmi les siens.
    Ma mère, de haute taille et corpulente, fut après la cinquantaine, une grande malade. Diabétique et asthmatique et malgré l’absorption de nombreux médicaments coûtant très cher, elle dut s’aliter de longs mois et mourut à l’âge de 62 ans. Je ne pense pas qu’une mère fut plus pleurée que la nôtre. Les regrets sont, dit-on, la richesse des pauvres. Et malgré toutes ces années passées, je ressens encore cet amour et cette tendresse qu’elle nous avait prodigués sans compter, sans privilégier l’un ou l’autre. C’était une vraie maman. 
    Pour compléter cette biographie, je dois vous dire ce que furent nos débuts dans la vie. Ma soeur aînée Louise continua de travailler à l’atelier de confection sur mesure. Elle y termina d’ailleurs sa carrière comme contre-maîtresse. Mes frères François et Louis, après leur service militaire, devinrent artisans. Le premier, menuisier-charpentier, le second, cimentier. Tous les deux sérieux et consciencieux firent de bonnes affaires. Moi, jusqu’à l’âge de seize ans, je restai à la maison avec ma mère déjà très malade qu’il fallait aider pour le ménage, les repas et les courses. Ma soeur Nénette, comme nous l’appelions, n’avait que neuf ans à cette époque et était encore écolière. François se maria à Périgueux où il s’était installé, avec une jeune fille qu’il adorait. Elle mourut hélas de la tuberculose à vingt ans. Notre mère le voyant inconsolable décida de me laisser passer quelque temps près de lui. Ainsi le destin nous rapprochait. Ma gaieté naturelle, notre jeunesse à tous les deux peu à peu compensèrent sa peine. Comme il avait meilleur moral, le goût du travail revint. Ses commandes affluant, il décida de demander à notre père de venir l’aider. Nous avions reconstitué tous les trois une petite famille et nos bons tours de gosses refirent surface. Nous nous amusions à faire des blagues et mon frère retrouva le sourire. Je plains les enfants uniques qui n’ont pas connu cette vie de chamailleries, de disputes, mais aussi d’affection, de protection. Nous nous rappelions les paroles de notre mère : « Le plus grand chagrin que vous pourriez me faire ce serait de ne pas vous entendre. » Nous avons respecté son souhait. L’affection profonde que nous éprouvions les uns pour les autres ne s’est jamais démentie.

    Laissons aller la vie... J’arrête ici l’histoire de ma jeunesse. Le progrès est venu, à pas de géant, métamorphosant tout. Il ne reste rien de ce que j’ai vécu ou si peu. Je ne veux pas penser au futur. Très croyante, j’espère voir de l’au-delà vivre mes chers enfants et petits-enfants qui m’ont toujours témoigné une affection profonde et désintéressée. C’est la récompense que me donne leur coeur généreux. Tant de pauvres vieux vont mourir seuls, oubliés.
    J’ai été et je suis une grand-mère comblée.
                       
Mamie Marie - 1975



Memoires / introduction RETOUR
debut