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— Ma maison est plus confortable qu’un tonneau, mais la comparaison se tient.
— Vous me surprenez.
— À quel titre ? Voyez-vous, j’ai quitté
l’école à douze ans, mais je me suis toujours intéressé à l’histoire et
à ses faits-divers. Après le décès de sa mère, ma fille est morte en
voiture ; un accident dans les lacets du Ventabren : elle
venait de fêter ses vingt ans… Son copain, le jeune qui conduisait en
est sorti indemne ; il ne s’est d’ailleurs jamais manifesté. Après
ça, je me suis retiré du monde pour vivre là, près de la nature, avec
mes souvenirs et mes bouquins…
Un lourd silence succéda à cette confession qu’aucun
des deux amis n’osait briser. Certes, si le but de leur visite était
bien établi, pas plus Francis que Thierry ne pouvait décemment en venir
au fait sans capter au préalable la confiance de l’ancien. Personne
n’était dupe, et les uns comme l’autre en savaient la finalité, sans
qu’aucun ne se décidât de façon péremptoire à aller à l’essentiel. Ce
fut Louis qui se résolut à parler, en désignant le massif qu’on
entrevoyait par la fenêtre à travers les branches.
— Souventes fois, je vais me promener là-bas. Il y a
un sentier qui mène sur le sommet de Maglia, mais il est préférable de
bien le connaître. Il n’est plus guère fréquenté que par les chasseurs
et quelques randonneurs. Dans le temps, toute la partie en pente douce
était entretenue. et chaque année, en juillet, on y coupait l’herbe
pour les bêtes, puis l’on descendait le foin à dos de mulet. Une autre
époque, je vous dis.
Francis saisit la balle au bond.
— À ce propos, j’aimerais poursuivre notre
discussion de l’autre jour et que vous nous parliez de cet accident
d’avion qui a eu lieu il y a une quinzaine d’années.
— C’est à présent que je suis parvenu à un âge
vénérable qu’il faut en parler à quelqu’un ; tant pis si ce
quelqu’un me prend pour un vieux fou. Un tel secret est dur à garder
pour soi. Je ne suis plus croyant ; je ne l’ai jamais été
beaucoup, du reste, et depuis la mort de ma fille, j’ai rompu avec
Dieu. Si je me rends encore à l’église, c’est simplement pour saluer un
de mes anciens compagnons qui a passé l’arme à gauche. Pourtant, ce que
j’ai découvert cette nuit-là dépasse l’entendement.
— Vous aviez évoqué quelque chose de fantastique.
— Fantastique, oui. Surnaturel conviendrait mieux.
C’est pour ça que je me suis tu et que je l’ai caché à tous les
regards : je ne voulais pas remettre aux hommes un pouvoir qui les
dépasse, car j’ai l’intuition que cette chose est capable de faire
basculer le monde ; j’ignorais si c’était en bien ou en mal.
Les deux compères se regardèrent, une lueur ironique
dans les yeux : le penchant méridional, à coup sûr, prenait le
dessus. Néanmoins, ils n’en laissèrent rien paraître et Francis
s’enquit des circonstances de l’accident.
— Ce soir-là, il pleuvait abondamment. Ajoutez à
cela un vent à décorner les cocus. Des rafales qui, par moments,
pliaient les arbres et cassaient les branches : une vraie tempête
! D’autant que la vallée forme un couloir en plein dans l’axe où ça
soufflait… L’avion est arrivé très vite : ses moteurs faisaient un
bruit assourdissant ; j’ai eu l’impression qu’il passait en
rase-mottes au-dessus de la maison. Après quelques secondes il y
a eu l’explosion. Un choc qui a ébranlé les murs et fait trembler les
vitres.
— Alors ? Qu’avez-vous fait ?
— Pardi ! Qu’auriez-vous fait à ma place ?
Je suis sorti pour aller voir ! Je devinais une lueur à deux ou
trois kilomètres qui éclairait la montagne. Je me suis équipé et je
suis parti.
[…]