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Pourtant, quelque chose de plus fort, de plus puissant le guide et
l’inspire au-delà de tous les obstacles : son orgueil qu’il
brandit comme une arme, et Nebra, le disque de lumière, dont il est
devenu le maître. Tandis qu’il orchestrait les voix célestes, il lui a
suffi d’ordonner pour que la montagne s’illumine et ça, il ne peut
l’oublier. Durant son cheminement, un pernicieux soupçon vient
toutefois troubler cette apparente sérénité. Si tout cela n’avait été
qu’un rêve ? S’il avait peuplé son esprit de ses désirs ou de ses
chimères ? Il tente de rassembler les souvenirs de son expédition,
de les dissocier, de les combiner à nouveau. Non, mille fois non,
impossible ! Il réalise alors qu’il est ici pour trouver une
réponse appropriée à ses interrogations, et que ce n’est pas le hasard
qui a guidé ses pas. Il se redresse, à nouveau animé de cette foi qui
lui impulse l’élan.
Le soleil incline son orbe et les mélèzes
déplumés, çà et là dispersés sur ce côté de l’adret, étirent
inégalement leurs ombres à travers les pierres. Maintenant à
contre-jour, le dôme noirâtre du Gebo se perd dans la brume.
Patiemment, avec cette insoucieuse assurance des
bêtes, le chien suit paisiblement son maître ou le précède de quelques
longueurs. Or le voilà qui vient de s’arrêter, la truffe en l’air, les
oreilles dressées. Gaoh lui aussi s’est figé. Un lointain bruit de voix
lui parvient alors par intermittence, inaudible et pourtant distinct,
au gré des courants tièdes et qui paraît provenir de la vallée.
« Vite, Ouba, vite ! » murmure-t-il
en un souffle, terrorisé à l’idée que l’animal par d’impromptus
jappements puisse révéler leur présence. Heureusement, ce dernier a
tacitement compris l’injonction et vient se frotter à ses jambes.
L’endroit se prête mal à un camouflage : le garçon s’empresse de
quitter l’infime trace qui court dans la rocaille et s’aplatit
au-dessus, derrière un buisson, cramponnant ferme son chien afin de lui
interdire toute manifestation intempestive.
Il mesure le temps qui passe à la respiration
saccadée de l’animal. Serait-ce une fausse alerte ? Non. Bientôt,
deux hommes surgissent en contrebas, d’un pli du relief. Semblablement
accoutrés d’une façon bizarre, ils se distinguent en tout des habitants
du village : plus grands, munis d’un épieu à l’extrémité fortement
acérée, avec en outre à leur ceinture un long poignard aux éclats
dorés, à s’y méprendre, on les croirait jumeaux. Ces deux-là n’ont pas
particulièrement l’air de s’inquiéter d’une présence étrangère en leur
domaine. Gaoh se tasse un peu plus, tout en continuant à les observer
au travers des branches. Alors qu’ils sont aux trois quarts passés et
qu’il se croit tiré d’affaire, mû par on ne sait quel instinct, l’un
d’eux se retourne brusquement. Le garçon s’écrase un peu plus, le cœur
battant à tout rompre. L’homme a-t-il perçu quelque frémissement
insolite à la surface des broussailles ? Toujours est-il qu’il
demeure planté, la tête en direction des fugitifs.
Le temps s’est figé. Gaoh a suspendu sa respiration.
L’attente est devenue insoutenable ; à peine s’il ose un regard. À
quelques pas, un tremblement dans les buissons : un oiseau, sans
doute, ou quelque animal apeuré. L’homme semble hésiter : un appel
de son compagnon et il reprend sa marche. Puis la discussion recommence
et le bruit des voix finit par se dissoudre dans le vent. Plus que le
bruissement de l’air dans les herbes…
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