[…]
La bordée partit en une douzaine d’explosions quasi simultanées. Chacun
des tirs avait fait mouche. La fenêtre du château de poupe vola en
éclats. Un boulet atteignit le mât d’artimon qui dégringola dans un
enchevêtrement de toile et de gréements. Désemparé, l’ennemi restait
sur sa position et n’amorçait pas de virage. Son gouvernail avait-il
été endommagé ? Pour lors, la seule réponse était un roulement de
mousqueterie. Quelques balles sifflèrent à travers la voilure,
quelques-unes écorchèrent les planches. Une nouvelle salve salua cette
hésitation qui cette fois souffla une partie du bâbord arrière,
interdisant de nouveau la riposte et ouvrant une brèche au niveau de
l’entrepont.
Une succession d’ordres promptement transmis retinrent la
frégate et lui permirent de se replacer dans l’axe du vaisseau de
ligne. Déjà, on préparait les grappins pour l’abordage et la plupart
des hommes se tenaient embusqués dans la mâture, prêts à l’attaque…
Dressé sur son gaillard d’avant, tel un coq gonflé d’arrogance,
le capitaine, affichant un souverain mépris du danger, continuait à
donner ses instructions.
— Chargez à mitraille et préparez les barils !
Tripes du Diable ! Les singes de Castille n’ont pas la couenne si
raide que nous ne la puissions percer !
Ce que disant, il levait sa dague et la montrait fièrement à ses
hommes. L’Espagnol ne paraissait pas encore en position de répliquer
efficacement ; un de ses boulets toutefois parvint à frapper la proue
et endommagea la base du beaupré. Il ne fallait aucunement lui laisser
le temps de se ressaisir. Serrant le vent, la Bonne Aubaine
s’approchait du galion. Les deux bateaux se trouvaient quasiment bord à
bord.
La notoriété du Balafré n’était nullement
injustifiée : à la différence de Michel le Basque ou de François
Nau, il avait tôt compris que la force brutale et sanguinaire n’était
rien sans quelque stratagème bien huilé. Ainsi disposait-il de
tonnelets chargés de poudre et de mitraille qu’on projetait au moment
opportun pour semer la panique et « nettoyer » le pont
adverse. L’Araignée, un matelot ainsi nommé pour ses longs membres
décharnés, tirait parti de sa morphologie : personne n’était plus
alerte à grimper aux enfléchures et à s’accrocher après les haubans.
Bien agrippé aux filins, dissimulé à mi-hauteur, c’est à lui qu’on
faisait parvenir les barillets dont la mèche grésillait et qui se
chargeait de les expédier à la suite l’un de l’autre.
L’effet fut dévastateur : les déflagrations se
succédaient tandis que les clous et autres morceaux de ferraille
grêlaient la surface et répandaient la mort. Quand la fumée se dissipa,
sur le pont maculé de taches pourpres, il n’y avait plus que des
cadavres mutilés ; jusqu’au gaillard d’avant, un enchevêtrement de
lattes éventrées, de haubans et de toile emmêlés…
À part quelques gabiers restés pour parer aux manœuvres,
cette fois, l’équipage était fin prêt à l’assaut. Le capitaine se jeta
le premier, un sabre à la main, un pistolet dans l’autre et le coutelas
à la ceinture :
— Visez d’abord les officiers : tout ce qui
porte dentelles ou qui gueule des ordres. À l’abordage, et que Dieu
nous garde !
— À l’abordage !
Le cri, repris en chœur par cinquante gorges, ce fut
la ruée, une véritable déferlante qui envahit le vaisseau.[…]