L'îlot des Soupirs.

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Extrait 4

[…] Durant qu’ils devisaient de la sorte, accoudés à la lisse, de vagues lueurs passaient dans l’écume de la nuit. Là-bas, au-dessus de l’immensité de la mer, finissant par se décrocher du nuage qui l’auréolait, la lune découvrit un bout de corne avant de se refléter sur la moire impassible des eaux. Une brise ténue venait leur caresser le visage, faisant ondoyer l’épaisse chevelure du Balafré qui, d’une attention soutenue, explorait l’horizon en une impénétrable quête. Il y avait quelque chose d’irréel en cette quiétude qui étreignait l’obscurité ; mais là-bas, tout au loin, du côté de Porto Rico, des lueurs subitement se dessinèrent qui irisaient des nuées en forme de champignons. Fallait-il se préparer à affronter un grain violent et soudain comme il en échoit sous ces latitudes ? De tels éclats ne préfiguraient-ils point le calme avant la tempête ?
    Pour lors, cependant, rien ne venait troubler la sérénité de l’endroit. Tout à coup, les mains du capitaine se crispèrent sur le bord de la rambarde. Un point lumineux s’était détaché des ténèbres et, par de lentes oscillations, semblait venir à la rencontre du vaisseau. Comment un fanal pouvait-il se mouvoir de cette façon ? Quel navire était-il capable d’une telle allure et par quel mystérieux souffle était-il porté ? Parvenue à deux cents toises environ de La Bonne Aubaine, la lueur s’arrêta et parut conserver la même distance. Thomas avait beau écarquiller les yeux, il ne réussissait pas si peu que ce fût à discerner une présence étrangère : nulle masse au-dessous qui rappelât un quelconque bâtiment. La lanterne semblait suspendue dans le vide ! Il se remémora une très vieille histoire qu’on racontait jadis en son pays : le feu de Saint-Nicolas, l’âme des marins perdus en mer et qui reviennent hanter leurs semblables pour les entraîner à leur perte…
    Pourtant, le signal faiblissait. Il ne fut bientôt plus qu’une minuscule parcelle de clarté qui finit par se dissoudre dans l’opacité de la mer. Thomas réalisa soudain que la mélopée s’était interrompue. En baissant la tête, il surprit les yeux exorbités de Kumbala qui brillaient dans la nuit et contemplaient les nues. Se tournant lentement, son regard quitta le sol pour interroger les étoiles. C’est ainsi qu’à son tour, il découvrit l’étrange phénomène. Alors lui, le chef tant redouté dont le courage et la témérité avaient triomphé des épreuves, lui dont la notoriété faisait craindre le pire à tous ses ennemis, subitement se surprit à trembler. Puis, muet d’étonnement et de crainte, il tomba comme foudroyé sur ses genoux en accomplissant un signe de croix : là-haut, tout là-haut, l’extrémité du grand mât, était couronnée par des aigrettes lumineuses…
     L’âme des noyés… L’esprit errant de ces marins ayant péri dans les tempêtes était accroché en un halo mouvant à l’extrémité de la flèche, un feu céleste qui flambait, mais ne brûlait point. Soudain, il lui sembla entendre un chant lointain qui lui donna la chair de poule ; il tendit de nouveau l’oreille, mais en vain. À l’image de leur capitaine, tous ceux présents sur le pont — à l’exception de Kumbala — s’étaient mis à prier et leurs prières, lancées vers le Ciel, étaient autant de suppliques afin que Dieu les épargnât. […]

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