L'îlot des Soupirs.

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Extrait 6

[…] Ils écoutèrent longuement les plaintes modulées qui perçaient la brume. Au bout d’un moment, Loïc se retourna pour s’adresser à son camarade. Il avait juste ouvert la bouche que les mots s’étranglèrent dans sa gorge tant la vision qu’offrait Julien dépassait tout ce qu’il en aurait supposé : un indicible désarroi s’en était emparé, une confusion qu’attestaient ses traits, convulsés, déformés à l’extrême, comme s’il subissait l’emprise d’une force inconnue.
  Loïc l’entendit murmurer des paroles inintelligibles. En quelques secondes, il était devenu méconnaissable. Son faciès creusé, durci, avait perdu tout aspect de douceur ou d’affabilité : l’âpreté qui s’en dégageait interdisait toute possibilité de communication. Il secouait spasmodiquement la tête qu’il gardait baissée, tout en continuant à psalmodier une mélopée assortie d’incantations bizarres. Lui, d’ordinaire si maître de lui, si calme et si réservé, paraissait le jouet d’une possession démoniaque.
   Comment accepter de le voir dans un tel état ? Ne devait-il pas tenter quelque chose pour l’extraire à cette puissance dont il était la proie ? Ces manifestations l’avaient-elles déstabilisé au point de le faire sombrer dans la démence ? Et Loïc, n’avait-il pas simplement besoin de se rassurer ? Malgré les circonstances, il s’efforça posément de lui parler, de lui faire entendre raison. Ses propos restèrent vains : l’autre le contemplait toujours d’un air absent. Il eut alors un doute : était-ce bien lui que Julien regardait de la sorte ?
    Instinctivement, il se déporta pour tourner ses regards. Aussitôt, une épouvantable frayeur s’empara de lui. Des pieds à la tête, il fut secoué de tremblements irrépressibles devant ce que son esprit malmené ne réussissait à admettre : à une trentaine de mètres, transparaissait la structure d’un formidable trois-mâts, à la fois massif et d’une élégante finesse, surmonté d’un large pavillon bleu à croix blanche, comme il en existait jadis.
    En même temps, à travers le brouillard, un chant grêle s’éleva, une voix aux accents inconnus, reprise en chœur par d’autres voix où se mêlaient des inflexions discordantes. À ce refrain, Julien s’était subitement redressé, le sourire aux lèvres, et dans le même temps, reprenait les paroles échappées de l’océan :

Ils étaient treize ho hisse et ho
Va sur la mer et bat les flots
Ils étaient treize matelots
À la recherche ho hisse et ho
À la recherche d’un îlot
Ils étaient treize matelots…

[…]

chanson : "les treize matelots"

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