L'îlot des Soupirs.

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Extrait 3

[…] — Le grand Cric me croque si ce n’est point là mon bon Thomas !
    — Qu’est-ce ? Par les tripes de Dieu ! Tristan le Borgne ! Je te croyais pendu haut et court. Viens-t’en t’asseoir à mes côtés, mon ami, que nous fêtions nos retrouvailles et dégoise ton histoire : tu me diras comment tu as échappé à la corde…
    — La malepeste soit de ces chiens d’Anglais ! Dieu m’est témoin : tant que cette race de traîtres courra les mers, je n’aurai de cesse que de les traquer pour les envoyer par le fond !
    — Parguienne ! Les nouvelles vont vite et je comprends ta colère : nous sommes en conflit depuis peu et ces scélérats n’ont guère perdu de temps ! Voilà bien le genre d’amis auxquels il est préférable de ne jamais tourner le dos…
    Ainsi parlait Thomas Kersaint, l’un des aventuriers les plus fameux de la mer des Antilles. Il faisait en cela référence à un subit retournement de situation dont le capitaine Champlaing et son équipage avaient fait les frais lors d’une escale à La Havane. Surnommé l’Insaisissable ou le Balafré — cuisant souvenir d’un sabre espagnol — il suscitait sinon l’admiration, du moins la crainte et le respect. Dans le sillage de l’Olonnais, il avait acquis en trois ans une réputation dont peu de ses semblables pouvaient se prévaloir. Peu scrupuleux quant au bien-fondé de ses opérations, il partait à l’assaut des navires ennemis — ou supposés tels — en s’arrogeant certains droits selon son intérêt propre, outrepassant quelquefois les lettres de marque du sieur d’Ogeron alors « gouverneur des flibustiers » de l’île de la Tortue et de la côte de Saint-Domingue. Dépendance française depuis 1641, cette île était de fait un haut lieu stratégique sur la route des galions espagnols, un endroit où les premiers « Frères de la Côte » s’étaient organisés en communautés jusqu’à l’arrivée d’un administrateur attitré en la personne de Bertrand d’Ogeron. Nonobstant l’hostilité rencontrée à son arrivée, ce dernier avait rapidement su imprimer son autorité — et donc celle du Roi de France — et prélever en son nom une part non négligeable sur les prises accomplies tout en continuant à disposer à sa convenance de libertés attribuées, selon l’usage, par « droit de conquête ».
    Muni de commissions de course en bonne et due forme, Thomas Kersaint sillonnait donc l’océan pour des chasse-parties sans ennemis nommément désignés, sans grand souci non plus de la nationalité des cargaisons dont il s’emparait. Il faut préciser à sa décharge qu’à une époque où les alliances se nouaient et se dénouaient sous couvert de traités rarement respectés, où de plus il fallait des mois pour que les nouvelles parvinssent d’Europe, rien ne paraissait plus délicat que de se livrer à des pactes dont on connaissait d’avance le peu de crédit : l’allié de la veille devenu l’ennemi du lendemain était en mesure de se retourner contre vous sans que vous en fussiez le moins du monde informé, témoin la récente mésaventure arrivée à Tristan le Borgne. À toutes fins utiles, si les flibustiers — dont certains se prévalaient du titre de « gentilshommes de fortune » — entretenaient des relations épisodiques avec leurs congénères des autres nations, ils n’en demeuraient pas moins sur leurs gardes et à tout moment prêts à en découdre…
    Redoutable marin, capitaine redouté plus encore, acoquiné à cette engeance de sac et de corde qui hantait les tripots, sa réputation était telle qu’elle avait en quelques années passé les frontières de son domaine de prédilection. S’il n’avait été de l’expédition contre Maracaibo et les villes du Nicaragua, le capitaine Kersaint écumait tout autant les côtes de la Jamaïque que les environs de Cuba, parcourant la mer des Antilles des îles Vierges à Porto Rico, et ne s’embarrassait guère pour aller piller les petites cités des Indes occidentales. Si l’on ne pouvait lui dénier un fort mauvais caractère, il n’en déployait pas moins de louables activités, faisant ainsi profiter de ses largesses nombre de ses hommes dont il était craint autant que respecté. […]

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