L'îlot des Soupirs.

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Extrait 2

[…] À l'affût, tapie dans l’ombre, elle observait ; se fondant presque avec le rocher contre lequel elle était blottie, elle semblait pétrifiée : pas un muscle ne bougeait, pas le plus petit tressaillement. Seul, son nez chafouin qui faisait plutôt penser à un museau se dilatait au rythme d’une respiration saccadée. Quel bizarre accoutrement ! Un feutre informe à lisière rabattue pointait au-dessus de sa tête et la dissimulait en partie, une cape aux bords rougeâtres l’enveloppait et ne laissait ressortir que des petites mains noires aux ongles griffus. Là-bas, les deux hommes étaient endormis sur le sable à côté de l’embarcation dont la base oscillait doucement. De délicieux effluves émanaient du canot ; une odeur à nulle autre pareille venait lui chatouiller les narines et ses petits yeux globuleux sous les sourcils saillants en pétillaient d’envie. Un peu de bave suintait à la commissure de ses lèvres qu’une langue fine et rose pourlécha soudain, laissant entrevoir deux fortes canines. Recroquevillée, toujours aux aguets, la créature examinait les alentours avec circonspection. Allait-elle se décider ? En aurait-elle l’audace ? L’instinct serait-il plus fort que la peur ? Au bout d’un temps, elle finit toutefois par se convaincre d’avancer : les poissons exhalaient un fumet auquel il lui devenait impossible de résister. Imperceptiblement, la forme sombre se détacha de la paroi et entreprit un lent déplacement. Un élément pourtant endiguait son ardeur : son aversion pour l’eau. Lorsqu’elle en eut conscience, elle s’immobilisa, frémissante, et se ratatina sous sa cape. L’envie allait-elle avoir raison de son hésitation ? L’odeur, toujours plus concrète, se matérialisait en un festin hors pair, un festin comme elle n’en avait pas connu depuis des décennies. Alors, insensiblement, en dépit de la marée qui gagnait, des deux hommes qui pouvaient se réveiller et la surprendre, elle se remit en mouvement. Prête à battre en retraite à la moindre alerte, ses petits yeux inquisiteurs s’agitant par à-coups n’avaient de cesse de scruter leur physionomie. Quelques mètres la séparaient maintenant du canot ; il lui fallait surmonter sa répugnance à patauger, mais appâtée de telle manière, il lui devenait délicat de se replier. Désormais à découvert, prête à l’ultime défi, tendue vers ce but si proche, elle balança quelques secondes avant de déposer avec d’infinies précautions et malgré sa répulsion, un premier pied dans l’eau où il s’enfonça jusqu’à mi-mollet. Un frisson la parcourut. Néanmoins, elle s’enhardit et, quittant le bord, approcha de l’embarcation. Au point où elle était parvenue, il lui était aisé de deviner, attirante ô combien, la fragrance subtile et palpable dont l’air environnant était tout empli. Se hisser à l’intérieur ne présentait de difficulté que pour sa petitesse : elle eut tôt fait cependant d’enfourcher l’armature en s’agrippant aux montants de bois puis se coula dans le fond, bien à l’abri. Dans le seau, les poissons constituaient un amalgame visqueux aux crânes percés et sanguinolents, aux yeux exorbités et à la gueule entrouverte et raidie sous l’effet de la dague qui les avait transpercés. Récompense accomplie de tous ses efforts, ce mets délicat, inespéré, mille fois rêvé, se tenait enfin à sa portée. Aussi, tenaillée d’impatience, à deux mains elle s’empara du premier qu’elle mordit avec frénésie, déchirant la chair de ses petites dents, mordant les entrailles qui dégoulinèrent sur ses babines et qu’elle aspira goulûment avec un bruit de succion. Bientôt ne restait plus que l’arête centrale qu’elle envoya négligemment par-dessus bord. Non point repue bien qu’en partie assouvie, elle comprit le risque qu’elle courait alors, à la merci d’un réveil intempestif. S’il ne lui fallait guère songer à s’emparer du seau, trop lourd et trop encombrant, elle ne pouvait pour autant abandonner cette manne que le hasard lui avait octroyée. Récupérer un maximum de pièces — trois, quatre si possible — les maintenir serrées contre son ventre et vite s’enfuir pour s’en délecter à l’abri de tout péril. Saisie par l’avidité, elle en avait oublié toute prudence : à peine eut-elle cette désagréable sensation d’eau sur les pieds qu’elle comprit trop tard sa négligence. Le plus grand des deux hommes s’était réveillé et d’un air ébahi contemplait ce ridicule gnome aux bras croisés sur la poitrine et qui venait de lui chaparder sa pêche. La surprise fut telle qu’il ne put articuler le moindre son. Seulement, quand la créature avança en esquissant une feinte, celui-ci résolument se mit en travers de son chemin, déterminé à en découdre. Un moment de flottement, quelques secondes d’un implacable défi. Ramassée sur elle-même, prête à bondir, la créature attendait la première opportunité pour décamper ; celle-ci ne venait pas. Un poisson glissa et dégringola avec un bruit flasque ; alors cramponnant ferme les trois autres, elle se détendit comme un ressort et atterrit sur le rocher. Mais l’homme, les bras durcis d’une inflexible volonté, la retenait par les épaules, littéralement clouée sur place. Comment s’extirper de cette poigne de fer ? De nouveau, un poisson lui échappa. Alors, se retournant en une frénésie libératoire de rage et de désespoir, de ses petites dents acérées elle mordit l’avant-bras de l’individu qui poussa un cri et relâcha suffisamment son étreinte pour qu’elle mît à profit cette occasion de filer. Avec une étonnante agilité pour sa petite taille, elle eut tôt fait de disparaître au-delà des éboulis ; seul, son chapeau fut encore visible un moment derrière l’écran de la corniche…
[…]

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