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Il avait fallu se lever tôt ce matin-là ; après les libations de
la veille, si Julien s’était abstenu d’ingérer quoi que ce fût,
accaparés par les nécessités du trajet puis de la pêche, ils n’avaient
pas encore eu l’opportunité de se restaurer. L’heure avançait pourtant
et bien que l’estomac de l’un n’en pâtît guère, la corpulence de
l’autre, qui avoisinait le quintal, réclamait son dû, le maigre en-cas
enfourné quelques heures auparavant, soit une demi-baguette aux
rillettes, ayant achevé son effet. Depuis un moment, le vent s’était
calmé comme avec lui l’indisposition du matelot.
— Elle est pas belle ma Bretagne ? Regarde-moi
ce ciel ! Tu vois que ça sert pas à grand-chose d’écouter la
météo : on nous avait prédit un temps mitigé et c’est le grand
bleu !
Effectivement, une accalmie se dessinait : à la
frange écumeuse des flots succédait à présent une étendue paisible, à
l’alternance du gris et du violet, un outremer de bon aloi… Là-bas, la
côte, éloignée de trois milles environ de leur zone de pêche, était
irisée d’une brume diffuse. Ils se trouvaient dans un secteur
accidenté, parsemé de récifs signalés par des balises et autres fanaux
dominés par des bancs rocheux plus larges, eux-mêmes dans l’alignement
d’une succession de petites îles ; parties immergées de cette
colonne vertébrale, affleuraient une multitude d’écueils qu’il était
préférable d’éviter.
Ayant non sans mal hissé l’ancre, guidé par son
instinct autant que par son appétit, Loïc à petite vitesse dirigea
l’esquif à travers les rochers jusqu’au dernier et plus grand de tous
les îlots. Celui-ci présentait, orientée vers le continent, une anse
évasée en eau profonde dans laquelle le canot, moins ballotté,
s’engagea. Cet abri naturel d’une centaine de mètres de largeur se
terminait par une minuscule grève de sable fin surplombée en corniche
d’une table de granit. Parvenu à proximité, Loïc, ayant incliné le
moteur, sauta puis, pataugeant jusqu’à la rive, hala l’embarcation,
aidé bientôt par son occupant. Tous deux achevèrent de la tirer sur le
sable jusqu’à ce que l’on pût l’arrimer après un rocher en saillie qui
se trouvait opportunément là. En fin de phase descendante, la marée
leur laissait tout loisir de ne point s’inquiéter d’une éventuelle
dérive et le temps de partir en exploration sur l’île, histoire de
dégoter un coin paisible et si possible attrayant pour un pique-nique
salvateur suivi d’une sieste qui devrait l’être tout autant !
— Je suppose que cet endroit porte un nom…
— En effet. Il s’agit de l’îlot de Kersaint plus connu par ici sous le nom de l’îlot des Soupirs…
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