L'orphelin de jamais.
Première partie : Les plaies de l'aurore
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Extrait 12

[…] Vêtue d’une robe noire et d’un sempiternel tablier tout aussi noir à points blancs, la Louisette — du prénom de son défunt mari — assumait une lourde charge : seule, elle tenait à la fois épicerie et bistrot ; « tenait » peut cependant paraître mal choisi tant on avait l’impression que lesdits commerces se tenaient tout seuls ! À moins d’être véritablement assoiffé, il valait mieux y regarder à deux fois avant de boire le coup, car les verres, toujours culottés et crasseux, à peine rincés n’encourageaient pas véritablement à la consommation ; d’ailleurs, à part le clan des irréductibles, vaccinés de longue date et de surcroît toujours altérés, peu de monde s’y risquait… Il faut préciser à sa décharge que si l’hygiène laissait pour le moins à désirer, c’était sans doute et aussi parce qu’avec le temps, elle était devenue particulièrement bigleuse, confondant allègrement les pièces de monnaie et bien entendu rarement à son avantage ! Comme chez les apothicaires d’antan, une série de bocaux trônaient sur le comptoir de bois au beau milieu d’un cafouillis d’objets dont on se demande ce qu’ils pouvaient bien faire là : le bol de soupe de la veille, pris à la hâte en servant un client, le sirop pour la toux, le mouchoir — qui servait aussi pour les lunettes ! — le journal de la veille, la loupe pour les petits caractères, le calepin sur lequel elle posait ses additions, bref un ensemble hétéroclite pas toujours en relation avec le commerce. Les bocaux, de tailles diverses contenaient des sucreries dont certaines, qui devaient dater de la dernière guerre, avaient passablement coulé, composant un amalgame informe et peu engageant ; aucun gamin d’ailleurs ne se serait risqué à en demander, et depuis longtemps ils avaient acquis là une fonction purement décorative. Les seuls bonbons consommés couramment étaient les caramels mous de forme carrée, emballés dans un papier cireux et qui collaient délicieusement aux dents ; ceux-là, au fond de leur bocal, bien à l’abri de l’inflation, se négociaient au prix imbattable d’un centime pièce. Un autre produit de première nécessité les concurrençait toutefois : les billes en terre cuite aux couleurs vives dont on faisait des assortiments ; la maîtresse de céans, peu encline à les compter à l’unité quand la commande était importante, permettait parfois aux gamins de les compter eux-mêmes pour peu que des clients se fassent pressants de l’autre côté, ce qui leur donnait évidemment l’opportunité d’en chaparder à la première occasion.
    La mode des billes revenait chaque année avec le printemps, également saison de « chasse » en raison du retour des oiseaux et de leurs chants. Aussi, en prévision des récréations futures et de la traque aux merles, Jean-Marie, jamais en reste, avait-il décidé de prendre les devants quitte à en épuiser la réserve ! Tant pis pour les copains !
    Les passants étaient rares. Comme le poilu de bronze, sur son piédestal, il patientait en battant la semelle. Cela faisait un bon quart d’heure que son ami avait disparu derrière la vitrine défraîchie. Pierre, qui n’aimait pas rester planté, commençait sérieusement à se demander s’il avait bien fait de ne pas le suivre quand brusquement le carillon de la boutique le fit se retourner. Son valeureux compagnon affectait une moue dégoûtée :
    — Ça, j’ai fait une affaire, pour les billes, mais ça n’a pas été sans mal : il a fallu que je me sacrifie. Putain, à quoi t’as échappé ! J’ai eu droit à tous les détails de son opération. Elle voulait même dérouler les bandelettes autour de ses jambes pour me montrer ses hémorroïdes !
    — Ses hémorroïdes ? T’es sûr que ça se tient là ses machins ?
    L’abnégation, l’héroïsme dont il avait fait preuve se soldaient toutefois par un sac rebondi qu’il flattait avec satisfaction. Après son opération de la vésicule biliaire — événement majeur s’il en fût ! — qui avait dû nécessiter une fermeture exceptionnelle d’une bonne quinzaine, Louisette conservait derrière son comptoir un pot de confiture contenant les calculs qu’on lui avait enlevés et qu’elle exposait à tout venant en contant par le menu son séjour à l’hôpital. Très étonnée de cette curiosité organique qu’elle-même avait engendrée, elle les secouait à maintes reprises pour le bruit mat qui s’en dégageait et, tout en servant d’une main son café en grains, nullement préoccupée du dégoût légitime affiché par la clientèle, de l’autre les faisait rouler sur le comptoir, insistant tant et plus afin que chacun en éprouvât la dureté… […]

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