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Il flottait dans la maison une indéfinissable odeur d’antan. Tout
paraissait vieillot, comme si le temps, figé à jamais, avait relégué le
progrès de l’autre côté du seuil. La pendule même, dont l’ineffable
balancier scandait les minutes, semblait battre le vide. Pierre en
était troublé, comme si voulant accéder à l’inaccessible, il avait
franchi la porte défendue. Pourtant, il faisait bon, presque trop
chaud ; sur le fourneau, une bouilloire ronronnait. Dans la partie
centrale du buffet, entre une statue de la Vierge et une lampe à
pétrole, deux photos jaunissaient d’avoir été tant de fois
contemplées : dans un cadre ovale, un garçon en aube blanche — son
costume de communiant ! — et le même quelques années plus
tard, qui s’appuyait sur un râteau et souriait à l’objectif. Était-ce
la posture ? Une lointaine réminiscence… Fasciné par la franchise
de ce visage, Pierre eut la révélation que c’est à lui qu’on souriait.
Oui, c’était bien ça : un grand frère le regardait, lointain
compagnon de silence à travers le miroir du temps. Que lui disait-il au
juste ? Quel impossible message ? Deux initiales entrelacées
au-dessous d’une croix de Lorraine, et plus encore, cet air de déjà vu
qui le laissa perplexe…
— Assieds-toi cinq minutes.
A peine posé sur le banc de bois, le chien se
dressa, les pattes sur ses genoux. Pendant que la ménagère ordonnait
ses maigres achats, Pierre ne cessa de le caresser au grand plaisir de
celle-ci, apparemment enchantée que quelqu’un s’intéressât à son animal
et lui permît par ce biais de partager un semblant de connivence. Lui
n’ayant véritablement prémédité sa venue, la brave dame aurait pu
s’étonner de ne point le voir prendre des notes, ce qui aurait en
quelque sorte officialisé sa démarche. Néanmoins, cet aspect informel
ne sembla point la déranger outre mesure et, d’abord sobre, l’entretien
se poursuivit bientôt en toute liberté.
Les gens… Passer à côté d’eux tant de fois, les
côtoyer à mainte occasion et ne rien connaître de leur passé ni de
leurs déchirures. Ce mouchoir brodé où elle avait dû si souvent
s’essuyer les yeux, ce mouchoir qu’à cet instant elle sortait encore,
et ce nom en lettres dorées sur le monument, son honneur, sa fierté…
— Dans l’embuscade, il s’est trouvé séparé des
autres. Et puis, les Allemands ont contre-attaqué. Ah, il s’est bien
défendu, mon brave petit. Mais seul contre tous… Vingt ans, c’est bien
jeune pour mourir.
Si ces douloureux souvenirs l’avaient bouleversée,
Pierre, qui l’était tout autant, en éprouvait la responsabilité. Et
s’il gardait à l’esprit la raison de sa présence dans la petite maison,
il effectuait un grand pas sur lui-même avec en corollaire, par
l’accomplissement de ce pèlerinage, celui de s’être acquitté d’une
dette. Il s’excusa de son mieux de faire revenir à la surface, en un
bouillonnement diffus, les derniers moments de cette vie cisaillée par
le destin. Le malheur, fraternel, avait veillé sur elle, sans que
jamais ne fussent révélées les circonstances précises de sa
disparition. Mystère et incompréhension se confondaient devant
l’inéluctable. Cette étrangère qu’il avait osé aborder faisait place à
une femme au visage grave et ravagé par les chagrins. […]