L'orphelin de jamais.
Première partie : Les plaies de l'aurore
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Extrait 13

[…] Il flottait dans la maison une indéfinissable odeur d’antan. Tout paraissait vieillot, comme si le temps, figé à jamais, avait relégué le progrès de l’autre côté du seuil. La pendule même, dont l’ineffable balancier scandait les minutes, semblait battre le vide. Pierre en était troublé, comme si voulant accéder à l’inaccessible, il avait franchi la porte défendue. Pourtant, il faisait bon, presque trop chaud ; sur le fourneau, une bouilloire ronronnait. Dans la partie centrale du buffet, entre une statue de la Vierge et une lampe à pétrole, deux photos jaunissaient d’avoir été tant de fois contemplées : dans un cadre ovale, un garçon en aube blanche — son costume de communiant ! —  et le même quelques années plus tard, qui s’appuyait sur un râteau et souriait à l’objectif. Était-ce la posture ? Une lointaine réminiscence… Fasciné par la franchise de ce visage, Pierre eut la révélation que c’est à lui qu’on souriait. Oui, c’était bien ça : un grand frère le regardait, lointain compagnon de silence à travers le miroir du temps. Que lui disait-il au juste ? Quel impossible message ? Deux initiales entrelacées au-dessous d’une croix de Lorraine, et plus encore, cet air de déjà vu qui le laissa perplexe…
    — Assieds-toi cinq minutes.
    A peine posé sur le banc de bois, le chien se dressa, les pattes sur ses genoux. Pendant que la ménagère ordonnait ses maigres achats, Pierre ne cessa de le caresser au grand plaisir de celle-ci, apparemment enchantée que quelqu’un s’intéressât à son animal et lui permît par ce biais de partager un semblant de connivence. Lui n’ayant véritablement prémédité sa venue, la brave dame aurait pu s’étonner de ne point le voir prendre des notes, ce qui aurait en quelque sorte officialisé sa démarche. Néanmoins, cet aspect informel ne sembla point la déranger outre mesure et, d’abord sobre, l’entretien se poursuivit bientôt en toute liberté.
    Les gens… Passer à côté d’eux tant de fois, les côtoyer à mainte occasion et ne rien connaître de leur passé ni de leurs déchirures. Ce mouchoir brodé où elle avait dû si souvent s’essuyer les yeux, ce mouchoir qu’à cet instant elle sortait encore, et ce nom en lettres dorées sur le monument, son honneur, sa fierté…
    — Dans l’embuscade, il s’est trouvé séparé des autres. Et puis, les Allemands ont contre-attaqué. Ah, il s’est bien défendu, mon brave petit. Mais seul contre tous… Vingt ans, c’est bien jeune pour mourir.
    Si ces douloureux souvenirs l’avaient bouleversée, Pierre, qui l’était tout autant, en éprouvait la responsabilité. Et s’il gardait à l’esprit la raison de sa présence dans la petite maison, il effectuait un grand pas sur lui-même avec en corollaire, par l’accomplissement de ce pèlerinage, celui de s’être acquitté d’une dette. Il s’excusa de son mieux de faire revenir à la surface, en un bouillonnement diffus, les derniers moments de cette vie cisaillée par le destin. Le malheur, fraternel, avait veillé sur elle, sans que jamais ne fussent révélées les circonstances précises de sa disparition. Mystère et incompréhension se confondaient devant l’inéluctable. Cette étrangère qu’il avait osé aborder faisait place à une femme au visage grave et ravagé par les chagrins.  […]

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