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C’est le lendemain de Noël, que fier comme Artaban, dans un nuage
pétaradant, le grand Raymond vint le trouver : fort bien
emmitouflé, mais le nez dégoulinant du vent glacial de la course, les
yeux humides malgré la casquette enfoncée et l’écharpe, il fit ronfler
une dernière fois le moteur puis s’essuya le museau sur un bout
d’écharpe :
— Vise un peu l’engin ! C’était celui de mon
vieux. C’est moi qui l’a réparé… avec mon cousin mécano, tu sais, le
René qui travaille au garage…
Pierre ne doutait pas un instant qu’il ne fût plus à
l’aise avec les mains dans le cambouis et devant un carburateur en
pièces détachées qu’aux prises avec une subordonnée conjonctive. Il
était tout fier de sa machine, le brave Raymond. Faut dire qu’il y
avait de quoi ! Même si quelque esprit chagrin aurait pu objecter
les garde-boue cabossés et parsemés de plaques de rouille, rafistolés
tant bien que mal avec du fil de clôture ou le porte-bagages de
guingois. Pourtant, ça marchait ! Comment ? Nul n’aurait su
dire comment ni par quel miracle. Les voies de la mécanique sont
impénétrables. Le fait est que le valeureux engin — qui pouvait
fortuitement évoquer un cyclomoteur, — parvenait quand même à
rouler ! Pierre ne sut résister à la tentation de chambrer son
camarade :
— Dis donc, il a fait la Guerre de 14 ! Ça doit
valoir cher comme antiquité. T’as pas essayé de la fourguer à un
musée ? Sûr qu’on t’en donnerait un bon prix !
Mais l’autre goûtait peu ce genre de plaisanterie.
Rien n’aurait pu altérer cette sensation de puissance nouvelle,
l’énergie communiquée à sa formidable monture grâce au simple mouvement
du poignet.
— Quand je l’aurai repeint, tu le reconnaîtras plus.
À l’exception de cette merveille, ce qui l’amenait
était une raison des plus impératives : on avait décidé de mettre
à profit le beau temps pour entamer la construction de la cabane dont
les plans avaient été jadis ébauchés par le talentueux architecte que
l’on sait. Jusque-là les conditions climatiques, l’impossibilité des
uns, la nonchalance des autres, bref, le manque d’assiduité des
différents acteurs et maîtres d’œuvre, rien n’avait permis de commencer
le travail. Mais petit à petit, le germe avait pénétré l’esprit des
garçons. Il était convenu que chacun serait mis à contribution, selon
ses prérogatives et son savoir-faire : Popaul, dont le père était
du métier, se trouvait à même de leur procurer la matière première en
fonction des besoins qui restaient à définir… À présent motorisé,
Raymond se ferait un plaisir de transporter les matériaux nécessaires à
la construction moyennant l’aménagement du porte-bagages et après son
nécessaire redressage. En conséquence était-il prévu de se rencontrer
dès le lendemain, Jean-Marie tenant à présider l’ambitieux projet —
après tout, n’était-ce pas son idée ? — et le valeureux messager
était parti aux quatre coins de la commune, afin de mobiliser les
hommes de confiance.
L’heure tournait cependant et sa mission accomplie,
Raymond devait lever le camp, ce qui ne se révéla pas sans
difficultés : rien à faire, la mécanique renâclait. Il avait beau
s’évertuer à pédaler, chercher la pente, la perfide ne voulait rien
savoir. S’ensuivit alors un copieux chapelet d’injures parmi lesquelles
« pourriture de pétarou de nom de dieu de merde… » revenait comme
une litanie. Il trépignait, frappait du pied et joignait la menace aux
insultes.
Il faut croire que cette curieuse rhétorique s’avéra
convaincante car après d’ésotériques crachotements, la machine finit
par s’emballer. Preuve peut-être de sa persévérance et de sa
supériorité, son conducteur n’en manifesta le moindre étonnement.
Pierre eut à peine le temps de saisir quelques bribes : « T’as vu
ça, quand j’y cause ? » et à travers un brouillard bleuté, le
grand Raymond cette fois impérial, emporté par son destrier, sans même
se retourner, s’engouffrait au milieu de la volaille, dans un
vrombissement surmené qu’accompagnait Clairon de ses abois ; le
bruit ayant décru, outre la forte odeur d’essence, flottaient encore
dans l’air deux ou trois flocons de duvet… […]