Le jour d'après.

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Jamais, de mémoire d'habitant, on n'avait vu pareille tornade ; il y avait bien eu, au début des années soixante-dix, puis une décennie plus tard quelques puissantes secousses, mais sans aucune commune mesure avec la brutalité inouïe déployée par celle-là. Rien, dans la matinée même n'aurait pu présager une telle violence. C'est en fin d'après-midi, alors que la nuit était déjà tombée, que les premières rafales, accompagnées d'une pluie lourde et portées par un courant de sud-est, enflèrent tout à coup. Celles-ci gagnèrent en intensité et en puissance pour atteindre leur paroxysme vers les dix heures et demie du soir. Pareil à une éponge, le sol déjà gorgé d'eau facilita l'œuvre des éléments : les racines, qui ne possédaient plus d'assise rigide, ne pouvaient se cramponner à un sol résistant. Dans un crépuscule fantomatique, les arbres se balançaient de façon chaotique comme des meutes d'animaux apeurés avec des gémissements de bêtes traquées. Les branches s'entrechoquaient, rebondissaient sur le sol et l'air se chargeait de craquements sinistres lorsqu'un tronc se brisait ou qu'un arbre, déraciné, se couchait vaincu.
Chacun se calfeutrait chez soi : il eût été suicidaire de s'aventurer au plus fort de la tempête. Certains cependant, inquiets du vacarme et du claquement des tuiles qui se soulevaient et retombaient à tour de rôle comme des touches de piano, inconscients du danger, se risquèrent à la lampe électrique aux abords de leur demeure : une vision d'Apocalypse.
Puis d'un coup, au milieu de la nuit, le vent cessa. Dehors régnait le silence.
Le matin doucement se leva sur un spectacle de désolation. On avait tous le sentiment que l'irréparable avait été commis. Très vite, il fallut se rendre à l'évidence : l'intensité avait été telle que jamais on ne reverrait les paysages que l'on avait connus. Les arbres font partie du patrimoine de chacun : on s'y attache comme à des créatures que l'on côtoie au fil des ans. Enfant, on grandit près d'eux ; ils nous semblent immuables et nous renvoient l'image rassurante de la stabilité, et par delà leur présence, s'inscrivent comme des repères intemporels, des structures quasi inertes dont notre esprit est imprégné et qui jalonnent notre quotidien en marge de notre conscience. Ainsi, comme après la perte d'un être cher, une part de nous s'en était allée, un pan de ce passé où se rattachent maints souvenirs venait de s'effondrer, créant un vide latent.
Certains lieux semblaient s'être rétrécis tandis que d'autres, du fait de l'horizon dégarni, offraient une perspective neuve. Les bourrasques s'étaient engouffrées au hasard de curieux corridors, ignorant délibérément certaines zones pourtant tout aussi exposées. Les plantations de sapins, au bois cassant, avec leurs hauts fûts plus fins, offrant une prise au vent, avaient été littéralement soufflées comme par une explosion. Seuls, curieusement, demeuraient ceux des bordures, non élagués et sans doute mieux cramponnés. Le contraste était saisissant entre la pénombre qui y régnait auparavant et cette subite éclaircie : dans des fatras de branches n'émergeaient que quelques troncs déchiquetés, ridicules moignons inégaux au-dessus desquels restait parfois suspendu un arbre à demi-couché tenant encore comme par miracle.
On ne comptait plus les pylônes arrachés, les lignes téléphoniques coupées. Peu à peu, les gens encore abasourdis et désorientés prenaient conscience de la réalité. De petits comités se formaient, chacun allant aux nouvelles, qui d'un voisin ou d'un ami, qui de sa famille… Au traumatisme de la nature répondait un traumatisme sous-jacent d'ordre psychologique, mais aussi pour certains un préjudice financier considérable. Symbole du désastre dont on ne percevait dans l'instant que les effets les plus spectaculaires, le coq du clocher désormais figé sur sa tige tordue, regardant vers le haut, semblait prendre à témoin le ciel de son infortune.
Au lointain, les fumées des élagages de première nécessité formaient des taches grisâtres qui montaient droit sur l'horizon embué, mais paraissaient bien dérisoires au regard de la dévastation. Si tant est que d'autres ouragans aient lieu d'ici là, combien de dizaines années seraient-elles nécessaires avant que ne puissent se reconstituer les futaies, que la nature défigurée ne reprenne un visage décent ? Car ce que chacun ne mesurait pas encore, au-delà du saccage, des enchevêtrements qui souvent resterait en l'état, des racines levées à la verticale et des cratères qui en résultaient, c'était l'entrelacement de la végétation nouvelle, des arbustes, des ronces, des lianes en tout genre qui, dès le printemps, libérés par la soudaine clarté, iraient se répandre de façon anarchique et constitueraient un réseau à la fois inextricable et infranchissable, sauf au gibier de tout poil. Ce que nos générations d'adultes ne reverraient plus, combien d'autres ne le connaîtraient jamais ?
Dire qu'il n'avait suffi que de quelques heures…


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