Les réminiscences les plus marquantes de ma prime
jeunesse sont vraisemblablement celles de mes humanités en tant
qu’enfant de chœur. Dans le village que j’habitais dans les années
soixante, les distractions n’étaient pas légion. Aussi, les gamins du
bourg, abstraction faite de ceux issus de familles d’obédience
« rouge », se rendaient pour la plupart à la messe
dominicale. Non par conviction religieuse, soit dit en passant, mais
pour meubler la matinée et retrouver les copains. Du reste, ils
n’étaient pas les seuls : nombre d’anciens qui ne mettaient guère
d’ardeur à se rendre à l’église avaient pour habitude de refaire le
monde en tapant le carton au bistrot du coin pendant la cérémonie.
Quant aux plus jeunes, il y avait ceux, les plus
nombreux, qui s’y déplaçaient par habitude, peut-être par peur de
remontrances lors des leçons de catéchisme, et il y avait ceux qui y
participaient. Uniquement les garçons. Ainsi les volontaires à la
fonction suprême d’assistants liturgiques jouaient-ils un rôle qu’ils
prenaient fort au sérieux, rôle pour lequel, selon l’ancienneté, deux
éminents privilèges étaient octroyés : ils consistaient à sonner
la clochette lors de l’eucharistie et de faire la quête, missions
prépondérantes s’il en fut. Ces hautes fonctions prévalaient sur
l’ensemble des angelots en aube blanche et distinguaient les élus des
autres figurants pour lors réduits au poste de potiches.
C’est vers l’âge de sept ans que je me décidai à
sauter le pas et donc à entrer de plain-pied dans le sacerdoce, si l’on
peut dire ; seulement, haut comme trois pommes, il n’existait pas de
tenue à ma taille ; moyennant quoi, il fallut tout le savoir d’une dame
patronnesse, catéchiste de surcroît et sans doute un tantinet amoureuse
de « Monsieur le Curé », afin d’en ourler une de manière à ce
qu’elle soit suffisamment courte pour que je ne me prenne pas les pieds
dedans et que je puisse décemment me présenter au sein du chœur.
Bien que chacun connût l’heure de la messe, mon
premier moment de bonheur fut l’appel aux fidèles qui se faisait
quelques minutes avant la cérémonie. Et ce n’était pas simple. La
cloche, baptisée « Marie-Antoinette » à la fin du
XIXe — on se demande bien pourquoi ! — et qui
pesait plus d’une tonne, n’était pas électrifiée et il fallait une
synchronisation parfaite pour lui donner l’énergie suffisante en tirant
à deux ou trois sur la corde afin de déclencher le bruit au bout d’une
minute ; l’amplitude progressive, le balancement qui s’accentuait
se ponctuaient par le heurt initial du battant sur la jupe en fonte. Un
son que je reconnaîtrais entre mille tant il est vrai que chaque cloche
possède un timbre qui lui est propre. Dès lors, c’était un feu
d’artifice cuivré qui se répercutait sous les voûtes et la griserie de
s’envoyer en l’air au sens propre à plus de deux mètres du sol,
entraîné par la corde à la cadence des incessantes impulsions qu’on lui
communiquait…
Surélevé par rapport à la nef, un peu comme une
estrade, le chœur était le lieu où convergeaient les regards, ce qui
par extension valorisait les sous-fifres que nous étions. Et l’autel
n’était pas sans rappeler le bureau du maître ou de la maîtresse… J’ai
dû rester enfant de chœur quatre longues années jusqu’à la communion
solennelle de mes onze ans ; et en prenant de l’ancienneté, je
suis passé du rôle d’observateur privilégié à celui
d’acteur — certes modeste, mais tout de même !
Ainsi, en prenant du galon, il me fut d’abord
octroyé le divin privilège de faire la quête ; en général, une
cinquantaine de personnes assistaient à l’office et l’obole évidemment
variait de l’un à l’autre, en fonction de sa foi et de ses
moyens : beaucoup de pièces jaunes, quelques blanches et parfois
un ou deux billets… Le panier était déposé sur l’autel à la fin de
l’opération et je surprenais parfois le coup d’œil intéressé du curé
qui se demandait si la récolte avait été bonne. Autant à mes débuts,
j’étais pénétré de ma mission, autant par la suite j’abordai
l’opération avec désinvolture, tant et si bien qu’un dimanche de
Pâques, fiérot et conquérant, alors que je regagnai le chœur, me
retournant sans doute pour fanfaronner devant les filles du premier
rang, je ratai la marche et m’étalai de tout mon long, la mine pataude,
répandant la monnaie autour de moi et suscitant un éclat de rire
général qui parvint à chatouiller la dignité du prêtre qui dut se
pincer les lèvres à maintes reprises pour ne point participer à
l’hilarité générale. Inutile de dire qu’après un tel exploit qui ne
manqua pas de faire jaser durant une semaine dans le patelin où les
distractions n’étaient pas si fréquentes, je rasai les murs…
La redoutable responsabilité de sonner la clochette
lors de l’eucharistie consacrait définitivement l’élu, car ce dernier
devait accompagner le protocole sacerdotal en rythmant de façon
saccadée les différentes phases de génuflexion et d’élévation de
l’hostie et du calice. Un coup par ci, trois coups par là, et autant
qu’il m’en souvienne un roulement qui marquait la fin de la
consécration. Ouf ! Pour tout dire, la première fois, je n’étais
pas très fier, voire carrément paniqué, comme si la terre entière et le
Bon Dieu quelque part dans les nuages allaient devenir les arbitres de
ma destinée liturgique. Le matin du jour J me trouva le teint hâve et
les yeux gonflés du manque de sommeil en raison la tâche qui
m’attendait. Mais Jean-Marie, de deux ans mon aîné, toujours
pragmatique et rompu à ce type d’exercice avait élaboré une méthode
infaillible : « T’inquiète pas. Je vais me mettre face à
toi et je te ferai signe. Tu regarderas bien mes lèvres : quand je
dirai “boudin“, tu secoueras une fois la clochette, quand ce sera
“saucisse“, faudra la remuer plusieurs fois ! T’auras plus
qu’à suivre… »
Vint le moment fatidique, celui où on ne peut plus
reculer. Mon attention était à son comble et je fixai fébrilement le
copain afin d’anticiper par ses mimiques et sa gestuelle les mouvements
du grelot. D’abord hésitant, je m’enhardis progressivement et si
quelques coups çà et là furent un peu en retard sur le cérémonial, je
n’en éprouvai pas moins une légitime fierté à l’idée d’être anobli par
la fonction suprême. Et quand enfin arriva l’ultime “saucisse,
saucisse, saucisse !“, comme je ne parvenais guère à juguler mes
tremblements, je n’eus pas besoin de beaucoup d’efforts pour secouer le
carillon ! C’est en tout cas avec un soupir de soulagement que je
réalisai que j’avais surmonté l’épreuve et qu’on pouvait désormais me
considérer selon mes mérites, bien que je fusse un peu déçu de
l’indifférence générale de mes coreligionnaires après un tel exploit…
À cette époque, la messe était encore en latin et
les formules abstruses à nos oreilles d’enfants avaient la saveur
d’incantations ésotériques auxquelles évidemment on ne comprenait rien.
Et les « Dominus vobiscum et cum spiritu tuo… » ponctués d’un
amen de circonstance n’évoquaient pas grand-chose sinon qu’on parvenait
à la fin de l’office ! Aussi, pour tuer le temps, les parfaits
garnements que nous étions saisissaient chaque opportunité qui se
présentait. Au bout de quelques mois, à part la lecture des Évangiles
et le sermon qui en découlait, nous connaissions par cœur le
déroulement de l’office et il fallait bien trouver de quoi se divertir.
Aussi, le diable chevillé au corps, en bons chrétiens, avions-nous
conçu toutes sortes d’agréments…
Le vin, d’abord. Le fameux blanc qui reposait dans
la bouteille qu’il fallait mettre de côté pour la consigne dès qu’elle
était vide… C’est ainsi qu’à sept ans révolus, sous l’insistance des
aînés, je bus ma première gorgée ce qui m’occasionna un hoquet
persistant et déclencha les rires au début de la messe. Chacun
d’ailleurs y goûtait de bon cœur pendant qu’on se changeait, avant
l’arrivée du prêtre, tant et si bien que le niveau baissait
inexorablement et qu’on croisait les doigts pour que le susdit qui
sévissait dans plusieurs paroisses ne se souvînt plus de la hauteur
initiale… Pas fou, l’animal ! Je le surpris un jour à faire une
discrète marque à la craie ; sur quoi, j’en informai les
camarades, et par conséquent, il fut décidé de rajouter de l’eau dans
la bouteille, ce qui rendait le mélange particulièrement fadasse. Je me
souviendrai toujours de la grimace du curé quand, selon la tradition,
il trempa ses lèvres dans le calice : on en fut quittes pour
une « remontée de bretelles » comme on disait, ce qui ne nous
empêcha guère de remettre ça la fois d’après…
Enfin, le jeu des punaises représenta pour nous
l’apothéose en matière de divertissement, un jeu qui dura plusieurs
dimanches d’affilée. La règle était simple. Jean-Marie, toujours lui,
avait chouravé dans la classe, sur le bureau directorial, plusieurs
punaises de couleur qu’il nous avait distribuées à l’unité :
chacun sa couleur. À nous de déposer l’objet à un endroit stratégique à
la bordure intérieure du tapis qui jouxtait l’autel, de préférence sur
un motif pour qu’elle passât inaperçue, mais dans une zone suffisamment
large pour que le curé, lors de ses va-et-vient eût quelque chance de
la planter dans sa chaussure. Est-il besoin de préciser qui serait le
gagnant ? Cette saine distraction accapara notre attention durant
quelques offices. Certes, nous connûmes quelques déceptions, un coup de
pied intempestif qui faisait valdinguer la punaise, parfois même nous
fûmes pris à notre propre piège en revenant de la quête, mais certaines
célébrations se soldèrent par un franc succès jusqu’à ce que le curé
qui finit par se douter de quelque chose en se déchaussant mit le holà
à nos tentatives après de sévères réprimandes.
Comme nous ne disposions pas d’argent de poche, je
compris en outre que le rôle qui nous était confié pouvait présenter
des avantages pécuniaires dans certaines circonstances. Celles-ci se
déclinaient en trois catégories : les enterrements, les mariages
et les baptêmes, ces deux dernières se révélant parfois fort
lucratives. En fonction des bénéfices obtenus à la quête, le cher abbé
nous refilait la pièce pour bons et loyaux services après ce genre de
cérémonie qu’on pourrait qualifier d’extras. Mais si l’on ne se battait
guère pour ballotter l’encensoir au-dessus d’un cercueil, il n’en était
pas de même pour les célébrations plus gaies quand il nous était
possible de cumuler les largesses de discrets donateurs dont on se
gardait bien d’informer le prêtre et que l’on partageait
scrupuleusement avec les camarades présents. Une fois, lors d’un
baptême, après m’être cassé le dos en cramponnant l’énorme cierge qui
ne servait qu’à cette occasion, je me souviens avoir reçu la somme
faramineuse de cinquante francs. Une vraie fortune !
Quatre ou cinq années de bons et loyaux services… Un
beau jour, je ne fus plus le novice et à mon tour ce fut à moi de
dispenser des conseils à un nouveau venu. C’était le commencement de la
fin, le début de l’adolescence, avec son cortège de doutes et
d’aspirations diverses où l’on cherche à se forger une identité…