Officiellement et prosaïquement par pudeur, on les
appelait « cabinets », mais pour nous, c’étaient les
« chiottes ». Quelquefois, durant le temps de classe, un
élève plié en deux levait le doigt avec insistance :
« Monsieur, s’il vous plaît, est-ce que je peux aller aux
cabinets ? » Dans ce cas de figure, la réponse était toujours
positive. Et le susdit de partir comme une flèche en se tenant le
ventre en laissant parfois dans son sillage quelque effluve malodorant.
Pour la cour des garçons, l’unique lieu d’aisance
consistait en un espace d’une profondeur de deux mètres avec un sol en
ciment terminé par un trou d’une vingtaine de centimètres de
diamètre ; autrement dit, il ne fallait pas se rater ! Rares
étaient les clients durant les récréations : en général, il
s’agissait de « grands » qui pouvaient s’assurer de la
présence d’un vigile pour dissuader les sournois qui ne manquaient
jamais, dès que l’opportunité se présentait, de perturber leur camarade
en train d’officier. L’espace était clos par une demi-porte en effet
peu propice à la tranquillité que l’on crochetait tant bien que mal. À
l’intérieur, posée à même le sol, la liasse de papier marron, quand il
en restait, se trouvait souvent étalée et d’une humidité douteuse. À
l’origine, les murs avaient dû être peints en ivoire et rehaussés en
leur milieu d’un trait horizontal de couleur rouge. Las, à l’origine…
Car si la teinte s’était assombrie au fil des années et du labeur
pendant la ponte, de nombreux graffitis étaient venus en enrichir la
décoration. Je passe sur les multiples virgules laissées par l’absence
de matériel adéquat ; toutefois, des sentences éminemment
philosophiques en agrémentaient le fond. Écrites à la craie, elles
avaient sans nul doute un but humoristique et entraînaient le chaland à
la méditation : « Merde pour celui qui le
lira ». Net et sans bavures (ou presque !) en
l’occurrence… Et une autre dont la poésie n’échappera à personne,
au-dessus d’une flèche qui désignait l’ouverture sombre constellée
d’approximations excrémentielles : « Chiez dur, chiez mou,
mais chiez dans le trou » !
Tous les deux ans, la mairie faisait venir « la
pompe à merde » : un camion citerne dont le but, grâce à un
large tuyau, était par aspiration de vider la fosse sceptique. Et comme
l’opération durait une bonne partie de la matinée, cela représentait un
centre d’intérêt non négligeable, et pendant la récréation, la plupart
des enfants se pinçaient les narines d’un air dégoûté tout en scandant
à tue-tête « la pompe à merde ! » sur les premières
notes de la 5e de Beethoven !
Cela étant, un pôle similaire et bien plus fréquenté
en faisait
le pendant dans la cour des garçons, je veux parler des
« pissotières ». Surmonté d’une glycine, sur une longueur
d’environ trois mètres, l’étroit passage vers le jardin avait été
aménagé sur un côté par une paroi en ciment de hauteur moyenne au bas
de laquelle un caniveau était censé évacuer les urines. Endroit
incontournable à la sortie en récréation, il fallait parfois jouer des
coudes pour se soulager la vessie avant que de vaquer à des occupations
autrement plus importantes après un égouttage approximatif. Bien que
recommandé par les instances directoriales, le lavage des mains se
révélait occasionnel : fréquents étaient ceux qui tout en
compissant d’une main mordaient de l’autre le casse-croûte du matin
afin de ne pas perdre une seconde. Sur quoi, la braguette
approximativement reboutonnée, ils partaient comme des fusées en ayant
soin d’éviter les lavabos, lesquels, à leur corps défendant, n’avaient
pas grand-chose d’encourageant !
Ainsi, durant les longues années où s’élaborent les
bases de l’édifice, — car plus on est jeune et plus le temps s’écoule
lentement — ces lieux d’aisance essentiels à toute vie en
communauté ont jalonné mon existence. La soixantaine passablement
entamée, j’y pense encore aujourd’hui avec un brin de nostalgie :
par temps chaud, une odeur âcre vous prenait à la gorge et sur le
ciment demeuraient des traces blanchâtres qui après une intense
utilisation avaient fini par décrire la forme fantomatique d’un U
renversé…
En tout cas, les pissotières étaient un passage
obligé et le lieu, par excellence propice aux considérations
météorologiques, n’en demeurait pas moins celui d’échanges plus ou
moins conviviaux selon la sympathie éprouvée pour son voisin. Chaque
élève y allait en prenant garde de ne point trop s’éclabousser les
pieds, quelquefois en décrivant de folles arabesques en un jet puissant
qui dénotait une façon de s’affirmer ; en outre et comme partout,
la physionomie exprimait qui pour certain l’application, qui la
désinvolture ou les yeux au ciel dans l’attente d’une libération
prochaine. L’endroit était tout aussi incontournable à la fin de la
récré, car nombreux étaient les procrastinateurs de tout poil qui donc
faisaient passer le plaisir avant le devoir, sans oublier les autres,
aussi nombreux, qui tenaient à s’accorder encore une minute de
liberté avant de réintégrer la classe et leur pupitre
d’écolier !