Il fut un temps où le métayage
fleurissait en nos bonnes provinces. Le principe, issu d’une réforme
agraire au XVIe siècle, permettait aux gros propriétaires, parfois
héritiers des seigneuries d’antan, de proposer à un preneur d’exploiter
leur domaine sous condition de partager avec eux les récoltes, fruits
et légumes divers.
Les métayers, tributaires des aléas climatiques ou
de régisseurs tatillons, tiraient le diable par la queue d’un bout à
l’autre de l’année. Il va sans dire que cette existence harassante
n’était pas sans désagréments et si les plaisirs étaient rares, ils
n’en étaient que mieux appréciés à l’occasion des fêtes pieuses ou des
marchés. En ce début de siècle triomphant, les
principes d’hygiène étaient quelque peu approximatifs et les ablutions
dominicales guère à même de suppléer la crasse accumulée durant les
travaux agraires ou domestiques. Quant à la garde-robe, à part les
habits du « dimanche », en fait réservés aux grandes
occasions, elle était des plus sommaires et d’une propreté
douteuse : on ne s’embarrassait pas de coquetterie encore moins
que d’élégance tant la subsistance était primordiale et déterminait les
règles de vie.
On ne pouvait compter que sur les maigres revenus de
l’exploitation ; par conséquent, on avait pris l’habitude de ne
jamais rester désœuvré, y compris au cours du repos vespéral. Après la
journée passée à courber le dos, on n’en demeurait pas pour autant
inactif : autour de l’âtre, lieu de lumière et de
convivialité, si la langue allait bon train, on ne négligeait pas non
plus les doigts qui s’activaient à toutes sortes de menus travaux
indispensables au quotidien : si le corps se délassait du labeur
harassant de la journée, jusqu’au coucher, chacun participait à sa
mesure à l’accomplissement de tâches secondaires, mais non moins
utiles : un peu de vannerie ou de réparations, de la laine à filer
ou de la broderie, jusqu’aux enfants naturellement mis à contribution
pour casser les noix ou peler les châtaignes…
La plupart des métairies ne comportaient qu’une
pièce d’habitation principale. Trois générations s’y côtoyaient,
entassées non sans mal dans un maigre espace ; il va sans dire que
la promiscuité ne favorisait guère la vie privée ; toutefois, dans
certains recoins, on avait aménagé un lit ou pour les plus jeunes une
paillasse qui faisait office de chambre. Un pudique rideau qu’il
suffisait de tirer au moment du coucher procurait un semblant
d’intimité. Sur le mur intérieur de l’entrée, un petit évier en pierre,
le jour éclairé d’une lucarne arrondie, permettait de parer au plus
pressé en termes de vaisselle ou d’ablutions, avec au-dessous, deux ou
trois brocs de fer blanc qu’on allait remplir au puits voisin…
Si le centre de la pièce était occupée par une
longue table équipée de bancs, c’est à l’opposé que s’organisaient la
plupart des activités intérieures : autour du foyer, au besoin
ranimé par le buffadour, qui constituait l'unique source de chaleur de
l’habitation, le cantou était formé de deux renforcements de part et
d’autre du foyer, l’un et l’autre pourvus de coffres à provisions qui
servaient de sièges. Dans le conduit, derrière la marmite en fonte dont
on réglait la hauteur grâce à une crémaillère, une porte métallique
communiquait avec le four à pain. C’est là qu’été comme hiver officiait
la maîtresse de céans. Comme on vivait pour l’essentiel en autarcie,
sur la largeur de la cheminée et dans son prolongement, une large
poutre était fixée qui habillait l’ensemble et recueillait tourtes de
seigle et fromages à sécher. Dans un angle à proximité, pendait
l’inévitable jambon qui suintait à la chaleur. Tout aussi inévitable
était le crucifix dont le christ aux bras écartés embrassait la pièce
et semblait une invite à ses occupants…
C’est dans cet environnement que Babouillou avait vu
le jour. Petit retardataire d’une famille de cinq enfants dont les deux
aînés avaient déjà quitté le nid, peut-être devait-il son surnom aux
belles pommes qui lui servaient de joues.
Dans sa troisième année, le petit André avait une
notion plutôt rudimentaire de l’existence. En vase clos dans le giron
familial, c’est à peine si on l’avait conduit une fois ou deux au
chef-lieu du canton à l’occasion d’un marché ou d’un mariage. Aussi, sa
perception du monde en était-elle affectée… D’un tempérament
nonchalant, toujours déparpaillé, peu soucieux des règles de vie qui
régissent le quotidien des grandes personnes, il se contentait de
l’espace réduit de la maison et de ses environs immédiats : pour
lui, un univers à prospecter, du potager au poulailler et de la grange
au grenier ; souvent, il revenait de ses pérégrinations, couvert
de paille et de fumier, et des toiles d’araignée dans les cheveux.
Néanmoins, notre Babouillou avait un défaut :
il n’était pas propre…, au sens où on l’entend de nos jours, car à
cette époque, si les règles d’hygiène étaient pour le moins
approximatives, il est un domaine qui de toute éternité ne souffrait
aucune complaisance : les besoins naturels ! Et là, le petit
Marcel, sans doute absorbé par ses explorations quotidiennes, ne
prenait guère le temps de se poser. Tant et si bien que la mère,
excédée par les nettoyages incessants auxquels elle ne pouvait
surseoir, avait dû se résigner à prendre le taureau par les
cornes : ainsi, s’était-elle décidée, à son corps défendant, à
fendre l’entre-jambe de la culotte et à l’élargir à l’arrière et à
l’avant de grosses échancrures, afin de faciliter certaines expulsions
intempestives, mais non moins nécessaires… Ayant depuis sa naissance
toujours évolué parmi les siens, au beau milieu du bercail et de ses
abords, Babouillou, à qui l’on n’avait jamais inculqué la moindre
notion de pudeur, n’en pâtissait pas outre mesure ; accoutumé à
son petit monde, il allait allègrement fesses au vent et le zizi
virevoltant au gré de ses vagabondages, sans en concevoir une once
d’embarras.
D’un naturel optimiste, il prenait la vie du bon
côté, se laissant aller — au propre, si l’on peut dire…,
comme au figuré — sans se poser de questions, car sa position
de petit dernier lui conférait des avantages dont n’avaient pas
bénéficié ses aînés. La grande sœur allait sur ses dix ans et le frère
était plus âgé d’un an à peine. Malgré son retard pour certains types
d’opérations délicates, Babouillou avait paradoxalement développé
d’autres facultés qui se traduisaient par un grand sens de l’audace et
de l’ingéniosité. Vierge de toute connaissance, il était le maître d’un
monde où l’imagination est sans limites et qu’il pliait à sa volonté,
s’inventant des situations abracadabrantesques, puis échafaudant des
stratégies pour en réchapper. Rien ne paraissait l’atteindre alors, si
ce n’est l’appel de l’estomac aux heures critiques. Pour autant, en
dépit de ses longs moments de solitude, il avait la langue aussi bien
pendue que… Bref !
Un don du ciel que cette faculté de s’imprégner des expressions qu’il
glanait çà et là, puis de se les réapproprier à bon escient :
aussi, le loupiot se caractérisait-il par un incessant babil, qu’il fût
seul ou en famille ; à ceci près qu’il se s’en tenait au seul
dialecte couramment pratiqué au logis, à savoir le patois.
Aussi curieux qu’il y parût, son interlocutrice
favorite était l’aïeule qui flirtait avec les soixante-dix printemps.
La malheureuse, après avoir oublié sa dernière dent dans la tourte de
seigle, n’était assujettie qu’à des denrées malléables : même
hachée menu, la viande à mastiquer devenait une épreuve, aussi le plus
souvent devait-elle se satisfaire de purée, de soupe, et les jours
fastes d’omelette… Unique rescapée de son époque, usée par le labeur et
les tâches ménagères, dans l’imaginaire des enfants, elle était
devenue, au fil des temps, partie intégrante du maigre mobilier. Dans
sa longue robe noire, invariablement assise dans un coin du cantou pour
y réchauffer sa maigre carcasse, ses mains à elles seules résumaient
son existence dans l’incessant va-et-vient des travaux d’aiguille. On
s’en préoccupait guère, on la sollicitait rarement. Aussi était-elle
accoutumée à peu s’exprimer : tant que bougeaient les doigts,
c’est qu’elle était encore de ce monde ! Il n’y a qu’avec le
petit qu’elle sortait de sa réserve ; malgré de nombreuses
décennies d’écart, il existait entre eux une connivence qui allait
au-delà des mots, si bien que Babouillou pouvait demeurer de longs
quarts d’heure en jouant à ses côtés sans mot dire, ce qui était un
exploit, puis bavasser à n’en plus finir en s’imprégnant comme une
éponge des histoires du temps passé.
On était un soir d’avril. Octave et Ernestine
avaient terminé leurs corvées et après avoir disposé le couvert sur la
longue table de chêne en attendant l’arrivée du père pour la
sempiternelle soupe, les trois enfants avaient décidé de tuer le temps
en jouant à cache-cache.
Par nécessité, on avait restreint le périmètre du
jeu. La consigne était simple : en aucun cas l’on ne pouvait sortir de
la pièce qui, si vaste qu’elle fût, n’en demeurait pas moins limitée.
On avait rapidement fait le tour des caches potentielles ;
néanmoins, chacun se comportait comme s’il ne les connaissait
pas : les rideaux, le dessous des lits ou l’intérieur des coffres…
Pendant que le visage caché sous son bras, appuyé au
mur, l’un comptait jusqu’à vingt, les deux autres profitaient du temps
imparti pour faire preuve d’originalité. L’âtre, actif été comme hiver,
il n’était pas question de s’introduire dans le four à pain, ce qui
aurait été une cachette idéale ! Alors, à court d’imagination,
pour pimenter le jeu, on avait décidé d’un commun accord d’évaluer le
temps écoulé entre le moment de la fin du comptage et la découverte des
deux partenaires, le gagnant étant celui qui les découvrirait au plus
vite…
Tout au début, Babouillou était persuadé qu’en se
dissimulant la tête, on ne le verrait pas. Ce stratagème de l’autruche
finit bientôt par trouver ses limites et le rire de ses aînés ne
résonna plus que lorsqu’il s’embrouillait dans les chiffres…
Ce soir-là, c’était à Octave de chercher :
tandis qu’à court d’idées, Ernestine se faufilait pour la énième fois
sous le lit de la grand-mère, le petit André, quant à lui, découvrit
une cache unique en son genre. Lorsque le grand eut annoncé le nombre
vingt de manière ostensible, il ne lui fallut que quelques secondes
pour dénicher sa sœur. Il le fit savoir en criant puis courut jusqu’au
mur d’où il était parti pour valider son succès.
Fort de cet avantage, il fit sommairement le tour
des planques habituelles, persuadé d’y trouver le petit, mais sa
recherche se révéla vite infructueuse. Espérant un rire insolite qui le
mettrait sur la piste, il entreprit de discourir en racontant tout ce
qui lui passait par la tête. Hélas ! Toujours rien…
Avec une plus grande attention, il parcourut un à un
chacun des endroits habituels sans que le moindre indice lui permît de
le mettre sur la voie. Voilà qui tenait de l’impossible ! Son
étonnement fit bientôt place à une vague irritation : il n’était
pas dans l’ordre des choses que le petit lui tînt la dragée
haute ! En désespoir de cause, il haussa les épaules. Il fallait
se rendre à l’évidence : Babouillou avait dû profiter d’un instant
d’inattention pour se faufiler à l’extérieur. Comme il faisait part à
haute voix de ses réflexions, sa sœur, tout aussi intriguée, vint lui
prêter main-forte, cependant sans plus de réussite.
La nuit tombait. Bien entendu, puisqu’il ne pouvait
qu’être à l’extérieur, le petit André, peu réputé pour sa témérité,
n’allait pas tarder à rentrer, pas glorieux pour un sou, sa peur
d’affronter les ténèbres ayant forcément eu raison de toute autre
considération…
Pourtant, ce n’est qu’au bout d’une dizaine de
minutes, alors que le frère et la sœur s’étaient fait une raison qu’on
vit surgir Babouillou de dessous les jupes de l’aïeule, congestionné,
suffocant et les joues plus que jamais cramoisies… Peut-être un brin
contrarié, mais fier comme un paon, il considéra ses aînés stupéfaits,
puis avec une pointe de condescendance, leur déclara tout de
go :
« Si lo grando maï n'avio pas petat, 'autres ne
m'auriatz jamai trobat ! »*
*« Si la grand-mère n’avait pas pété, vous ne
m’auriez jamais trouvé ! »