d'après
Louis Péglion (Sospel - Côte d'Azur)
Juin
1944. Trois semaines après le Débarquement… J’avais alors
dix-neuf ans et je m’occupais de l’entretien d’une
planche, à savoir un terre-plein tout en longueur aménagé
pour la culture, comme il en existe dans les endroits
escarpés. Un camarade, de deux ans mon cadet, était passé
me voir, et tandis que nous parlions de la pluie et du
beau temps — surtout du beau temps ! —
j’irriguais la prairie grâce à la prise d’eau provenant du
torrent voisin. On avait quelques bêtes à la ferme, et en
cette période estivale, l’herbe représentait une véritable
richesse à nos yeux de paysans.
Sur
le sentier en deçà du terrain, on entendit alors un
bruit de voix. À l’intonation, il ne nous fallut pas
longtemps pour en identifier l’origine : des
Allemands… En effet, derrière l’angle du bâtiment, on
aperçut bientôt une patrouille d’une quinzaine d’hommes
à la file indienne, officier en tête, lequel parut
surpris de nous trouver là. Pourtant, avec bonhomie,
d’un français correct toutefois mâtiné d’un fort accent
germanique :
— Bonjour
les enfants, qu’est-ce que vous faites là ?
— On
arrose l’herbe… pour la faire pousser.
—
Ah, très bien, très bien ! C’est très beau, ici,
très calme : joli coin !
S’ensuivit
alors de manière informelle une série de questions sur nos
activités à la ferme. Il faut dire que sous notre climat
et l’aridité de ses terres, nous faisions figure de
privilégiés ; du reste, ce n’était pas pour rien que
les gens du cru avaient baptisé ce coin-là la petite
Suisse : par son exposition, les forêts qui la
bordaient et lui procuraient ombre et humidité, la
parcelle était plantée d’arbres fruitiers et de
châtaigniers. Grâce à cette relative fraîcheur, l’herbe
s’y révélait particulièrement grasse : une aubaine
pour le bétail…
Il
n’est pas superflu de préciser que par sa position
stratégique, à la fin de la guerre, le village était
devenu un centre d’instruction de l’armée allemande pour
les nouveaux contingents, des militaires la plupart du
temps encadrés par des rescapés du front russe : de
jeunes recrues, des soldats un peu perdus, le casque
bringuebalant au-dessus des yeux, dont certains
n’avaient pas plus de quinze ans et pas encore de poil
au menton ! Si quelques-uns avaient l’air motivés
par un endoctrinement savamment distillé, la majorité
d’entre eux, enrôlés de force dans la fleur de leur
jeunesse, ne l’étaient pas du tout.
Soudain,
comme une volée de moineaux, voilà que tout ce monde
s’éparpille dans la prairie et s’y affale à qui mieux
mieux pour y chercher des trèfles à quatre feuilles,
symboles de chance et porte-bonheur par
excellence : un besoin de superstition bien
compréhensible en ces temps difficiles !
Évidemment, au bout de quelques minutes de ce régime-là,
une bonne partie de l’herbe est aplatie… Juste avant la
deuxième coupe ! Quand on sait le soin que l’on y
apportait… Parce qu’ici, pour nous autres, enfants de la
terre, dans ces contrées rocailleuses écrasées de
soleil, préserver l’herbe pour le bétail est quelque
chose d’essentiel. Ce que voyant, mon camarade, excédé,
eut la mauvaise idée de les sermonner en sa langue
maternelle ; sans méchanceté, toutefois, mais juste
pour leur faire remarquer qu’ils massacraient notre
travail : * « Banda d’abrutis, noun vehes que
pistas toute l’erba ? »
Sur
l’instant, ma réaction fut de me mordre les lèvres pour
ne pas rire. Mais le regard de l’officier m’en dissuada,
car bien qu’en patois, ces paroles avaient éveillé
certains échos à son oreille. Du coup, fronçant les
sourcils, il me dévisagea sans la courtoisie dont il
avait fait preuve jusqu’alors :
« Qu’est-ce qu’il a dit, votre
collègue ? J’ai compris bande… abrutis… »
Tentant
de rattraper la bévue, je lui répondis
poliment : « Il a dit qu’en cherchant des
trèfles à quatre feuilles, vos soldats piétinent toute
l’herbe. »
Accaparé
par sa discussion, l’officier n’avait pas pris garde à
l’occupation de ses hommes. En se retournant, il les vit
en effet éparpillés sur la planche et une bonne partie
de l’herbe écrasée. Des gestes éloquents, des
commentaires que j’interprétai de la sorte :
« Arrêtez, vous ne voyez pas qu’il s’agit d’une
culture ? » Un ordre bref, et tous les soldats
se redressent et redescendent sur le chemin, bien
alignés comme à l’aller.
Puis,
nous dévisageant à nouveau tout en cherchant ses
mots : « C’est pas bien, parler comme ça.
Abrutis… Abrutis ! Bientôt la guerre finie :
nous partir. On ne vous écrasera plus votre herbe, mais
soyez polis ! » De toute évidence, il se
méfiait des jeunes soldats d’origine alsacienne ou
mosellane, ces Malgré-nous incorporés de force dans la
Wehrmacht et qui comprenaient parfaitement le français.
Se plaçant en tête, il fit signe à la colonne d’avancer
et se retournant une dernière
fois : « Allez, au revoir. Travaillez
bien. Mais vous avez eu de la chance… Beaucoup de
chance ! » insista-t-il.
Ces
derniers mots sont restés à jamais gravés en moi. Après
coup, j’ai mieux compris ce qu’il voulait nous
dire : sans conteste, nous avions une sacrée veine
d’avoir eu affaire à l’armée régulière et non à une
patrouille SS, comme celle qui avait torturé puis
fusillé les maquisards de l’Albaréa. Des SS ne se
seraient pas encombrés de palabres et notre sort eût été
définitivement scellé de manière expéditive par une
rafale de mitraillette…
Cela
fait aujourd’hui plus de soixante-dix ans… Pourtant, il
ne se passe guère une semaine sans que je me remémore
cet incident. À cette heure, il y aurait sans doute une
plaque commémorative à l’angle de la ferme et je ne
serais pas en train de vous raconter cette
histoire !
*«
Bande d’abrutis, vous ne voyez pas que vous écrasez
toute l’herbe ? »