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Extrait 3
[…]
Nous arrivons au sommet ; à un tournant, l’air devient plus vif et
le vent du large nous amène par vagues successives quelques bouffées de
bien-être. L’horizon se dégage et la mer apparaît là-bas calme dans sa
plénitude sous le soleil à son zénith. À l’est, un pan de montagne
dégringole en gigantesques marches blanches et régulières sur la vallée
de la Roya, rappelant l’œuvre de quelque cyclope : ce sont
d’immenses carrières de calcaire. La rivière se devine au fond, dans un
méandre, s’évasant à proximité du littoral, au lit large et plat et au
cours encombré de galets. Plus loin, nichée au creux de la côte, la
ville de Vintimille et se perdant dans la brume de chaleur, plus loin
encore, Bordighera. Comme sur la plupart des sommets de la région,
au-dessus d’un semblant d’oratoire aussi fané que les bouquets disposés
là, dans une niche grillagée, une Madone résolument tournée vers
l’Italie lui dispense gracieusement sa protection. Nous déposons nos
sacs et tandis que mon compagnon note dans son inséparable carnet de
route notre heure d’arrivée ainsi que les détails qu’il juge
pittoresques, j’emprunte ses jumelles pour un inventaire du panorama.
Mais, diable ! Celles-ci ont fait la guerre — au sens
propre — et il me faut un bel effort d’imagination pour discerner,
à travers des taches noirâtres de poussières agrippées sur les miroirs
quelque chose qui veuille bien me rappeler la réalité. À la longue, j’y
parviens : un gros navire, sans doute un paquebot, semble mouiller
en rade, du côté du Cap Martin ; plus loin, on devine à des
éclairs intermittents le trafic du littoral, mais aucun son ne nous
parvient. Au-delà du bruissement incessant de l’air entre les roches,
des criaillements inopinés et peu amènes nous font lever la tête :
une buse, poursuivie par deux choucas qui, bien que plus petits ne se
laissent aucunement troubler par son allure imposante, plonge vers la
vallée d’un élan fou dans un froissement de plumes. L’escorte ne
décroche pas pour autant et continue son concert de récriminations
envers l’indésirable. En somme, une reconduite fort désobligeante à la
frontière…
Un cahier est là dans une boîte en fer sous une
pierre plate ; déposé il y a deux ou trois ans par le club alpin
italien de randonnée, il est déjà garni de commentaires aussi
surprenants que variés : tout en grignotant mes tartines du
déjeuner, je m’amuse à feuilleter ces pages défraîchies parcourues de
griffonnages, me délectant parfois à certaines réflexions d’une rare
subtilité ou à d’autres d’une stupidité tout aussi rare… Louis, très
traditionaliste, tient absolument à apposer ses commentaires, ce qu’il
fait avec plus ou moins de bonheur sur un coin de page encore à peu
près vierge. Il m’invite à procéder de même : heureusement pour
moi, toute la place est prise et ravi de m’économiser de fastidieuses
observations, je joue relâche en rêvassant… Hélas, pas pour
longtemps ! Car il a déchiré une page de son carnet et insiste
pour que j’y aille de ma petite tirade. Résigné, j’obéis donc et pour
lui faire plaisir — car je sais qu’il le lira — je lui
dispense par écrit un hommage appuyé alors qu’il est en train de
siroter tranquillement sa petite gourde de picrate, unique boisson du
reste qu’il ait consommée depuis sa tendre enfance, exception faite
toutefois d’un petit verre de pastis dans les grandes occasions. […]
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