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Les hasards de l’histoire et du relief ont fait de cet endroit la ligne
de séparation entre deux pays : pas depuis si longtemps, du reste.
Ainsi, de chacun des côtés se sont développées en parallèle deux
communautés à la fois proches et fondamentalement distinctes par leurs
coutumes et mœurs. Mais n’allez surtout pas suggérer à l’un de nos
braves autochtones que coulerait du sang italien dans ses veines !
Il y a là pour le moins un ostracisme de façade envers des voisins
longtemps considérés comme plus infortunés, donc nécessairement
déshérités et foncièrement calamiteux. D’ailleurs, à part quelques-uns
qui ont prospéré sur la Côte, les autres qui sont venus par ici,
n’avaient-ils pas été dévolus aux basses besognes ? Domestiques,
ouvriers agricoles, bûcherons, tâcherons de tous genres et sans grande
vertu dans les plus laborieuses entreprises, tous ont dû trimer ferme
pour affirmer un semblant d’identité avant de s’affirmer eux-mêmes, par
le glissement des générations comme partie prenante dans la vie du
pays. Mais le temps a fait son œuvre et ici comme ailleurs, toutes ces
disparités se sont gommées dans un creuset commun dont l’école de la
République, pour les jeunes, a été le fondement. Néanmoins demeure
vivace, chez les anciens à la rancune tenace et qui ont connu la
guerre, ses horreurs et ses vicissitudes, ce sentiment de méfiance pour
ne pas dire de rejet.
Laissant la frontière à notre droite, nous
cheminons à présent sur la crête de Bergevine ; d’un seul coup, le
relief devient surprenant: l’érosion a travaillé le sol de manière
inégale et saisissante : du ravin que nous longeons se détachent
des sortes de cheminées en cascades, hautes saillies rougeâtres qui
selon l’éclairage oblique du soleil qui nous fait face et des ombres
qu’il engendre prennent un aspect menaçant ; la profondeur n’en
semble que plus terrible. Si quelques pins agrippent les rebords, des
rocs brisés gisent en bas parmi des arbrisseaux rampants. Louis, dont
la témérité frise parfois l’inconscience m’en apporte une fois de plus
la magnifique preuve : en effet, ne tient-il pas à tout prix à
être photographié sur la plus haute de ces cheminées qui jouxte le
ravin ? Je ne pense pas être particulièrement sensible au vertige,
cependant une appréhension me saisit soudain à le voir dans un élan de
suprême dédain franchir le précipice avec un saut d’une stupéfiante
agilité au regard de son âge. Et lui, juché sur son perchoir, de
m’expliquer de sa voix de stentor amplifiée par l’écho avec force
gestes quelle position et sous quel angle je dois prendre le cliché
afin d’en effectuer le meilleur cadrage. Je m’efforce de le contenter
au plus vite pour une fois sans rechigner tant est grande mon
impatience de le voir se tirer de là, mais le cabotin, trônant pareil à
une statue sur son piédestal et cramponnant fièrement son bâton d’un
air de défi, dressé tel un coq, n’en a pas pour autant fini de ses
commentaires. Ainsi soit-il ! Le voilà immortalisé pour
l’immédiate postérité… […]