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Le
jeune lieutenant avait longuement levé les yeux au ciel de rage
impuissante avant de retourner dans le gourbi, enfin étanche après la
pose de carton bitumé sur les rondins. Les dés étaient jetés :
dorénavant, rien n’arrêterait la marche en avant. Malheureusement, il
devait prendre une décision. Le cœur lourd, il s’était engagé dans la
tranchée pour transmettre l’information à ses hommes.
« Qu’ils prennent les dispositions
nécessaires… » avait dit le commandant. Tu parles ! Comme si
les dispositions de ces pauvres bougres voués à court terme à servir de
pâture aux canons du Kaiser n’avaient pas été prises !
Une dernière lettre à la fiancée ou à l’épouse en guise d’adieu ainsi
qu’un coup de gnôle pour se réchauffer le cœur avant le naufrage. Rien
de tel qu’un état second pour oublier, ne plus penser, rien de tel pour
se jeter sans retenue dans les bras de la Faucheuse. Bien qu’il fût
épaulé du chef Robert ou du sergent Pujols, c’était à lui, petit
officier de l’improbable qu’échoyait la tâche ingrate d’en informer ses
subalternes, plus pénible encore que les préparatifs de l’attaque.
Quelle responsabilité ! Une condamnation sans appel, une sentence
qui le concernait tout autant. Par expérience, il savait que peu en
réchapperaient ; terrible dilemme que d’organiser l’assaut. Qui
mettre en première ligne ? Et en queue de section ?
Sous l’avalanche d’acier, c’est sa blessure qui
l’avait sauvé. Sans relâche, il revoyait l’échelle à escalader pour
sortir de la tranchée. Dès les premiers pas à découvert, on affrontait
la mort. D’où l’expression de circonstance qu’employaient les
soldats : monter à l’échafaud. Maudite échelle ! Juste après
son franchissement, fauché par un éclat de shrapnel au genou, il
s’était traîné tant bien que mal en laissant une traînée de sang sur la
glaise qui alourdissait ses bandes molletières ; jusqu’à
l’épuisement et jusqu’à s’affaler sans connaissance à proximité d’un
entonnoir de sape. Une chance incroyable, celle de n’avoir pas été
enterré vivant comme d’autres sous des gerbes de terre, celle aussi de
n’avoir pas été pris pour cible tant le piaulement meurtrier des balles
qui l’environnait était insoutenable…
Comme une aspiration à l’oubli, à s’extirper du
cauchemar, sa mémoire avait abdiqué : de lointains clichés, le
corps déchiqueté des camarades, des morceaux de viande humaine, la
puanteur, puis un brancard de fortune, un bandage trop serré, son
évacuation dans une charrette et ses cris de souffrance repris en chœur
par d’autres candidats au charcutage. Puis la perte de toute notion de
temps. Un dispensaire où les premiers soins lui avaient été prodigués
parmi les hurlements de soldats dont par manque d’anesthésique on
sciait les membres à vif, puis l’hôpital enfin où il était resté près
d’un mois dans une sombre inconscience. Il n’avait jamais revu ses
camarades. Sinon par ouï-dire, il ignorait qui avait survécu, qui
l’avait remplacé à la tête de sa section ou ce qu’il en restait… |
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