Selon que vous serez puissant ou misérable

© Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.




Extrait 5

[…] Deux fois par semaine, Dizieux avait pour habitude de se faire plumer. Toujours au même endroit. Ils se retrouvaient à plusieurs — souvent les mêmes — dans un bouge un peu glauque de la Salpêtrière où une pièce leur était réservée : notables, flambeurs de tout poil, noctambules ou laissés-pour-compte, tous dévorés par la passion du poker. Le patron, qui touchait sa commission, fermait les yeux sur ce voisinage illicite et la gent poulaga — qui n’ignorait rien de ces rencontres — faisait de même tant qu’il n’y avait pas de grabuge. Il arrivait rarement à Dizieux de gagner ; tout au plus, récupérait-il sa mise de fonds, mais depuis des mois, le solde était nettement en sa défaveur. Des dettes qu’il accumulait semaine après semaine, une ardoise qui grossissait et réglait sans explication d’un geste magnanime après une rentrée d’argent. Peu perspicace, piètre joueur, mais croyant en sa bonne étoile, il demeurait convaincu que la chance allait tourner et qu’il toucherait le pactole.
    Ce soir-là ne dérogeait pas à la règle. Parmi les verres à demi consommés, sous la fumée bleutée des cigarettes qui la plupart du temps se consumaient dans les cendriers, rien de déterminant, mais la distribution des cartes lui laissait le droit d’espérer. Tout dépendait de ses partenaires. Quoi qu’il en fût, le démon qui murmurait à son oreille lui disait de poursuivre. Ce qu’il fit comme à chaque fois, les doigts tremblants d’excitation.
    — Servi. Je relance, fit-il d’un air détaché en poussant ses jetons.
    — Je suis…
    Celui-là, il ne l’avait jamais vu ; habillé avec élégance et discrétion, l’homme d’une quarantaine d’années semblait parfaitement à son aise. « Quelque notable des beaux quartiers » pensa-t-il. Une attitude qui le gênait toutefois, d’autant que l’individu demeurait impénétrable : une figure de cire au regard perçant. Tout le contraire de Dizieux qui, lui, ne savait juguler son émotion : d’infimes tics aux commissures des lèvres ou des battements de paupières qui offraient à un adversaire un tant soit peu psychologue des indices profitables.
    — Double paire au valet.
    — Brelan de rois, conclut son adversaire d’un air satisfait en balayant les jetons d’un geste ample.
    Une bouffée de chaleur lui monta au visage. Il avait misé plus qu’il n’aurait dû et son démon l’avait de nouveau induit en erreur.
    Sortant au compte-gouttes pour ne point éveiller les soupçons, les joueurs se dispersaient dans la nuit. Dizieux était bon dernier. Quand le sort s’acharne et que la chance se refuse à sourire, quoi de mieux que de s’attarder quelques minutes au zinc pour se jeter un dernier verre au fond du gosier. Sous l’air faussement compréhensif du bistrotier qui vaquait à ses occupations d’une oreille distraite, il exposa ses malheurs avec luxe détails. Puis, jugeant sans doute avec un fond de lucidité que ses propos n’intéressaient pas grand monde, il se résolut à sortir. La ruelle était sombre. Une faible bruine faisait luire la chaussée au gré des éclairages. La fraîcheur lui fit du bien. Il respira profondément. Cependant, ses sens accaparés de sinistres préoccupations, il ne remarqua pas que d’autres pas se calaient dans les siens. Il était parvenu à mi-distance entre deux réverbères, dans cette zone où l’ombre est présente quand mû par son instinct, il se retourna brusquement. En une seconde, il entrevit le visage de son agresseur et son regard se figea en une totale incompréhension au moment même où la pointe d’un couteau lui transperçait le cœur.

[…]

RETOUR