L'orphelin de jamais.
Seconde partie : L'enfance retrouvée

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Extrait 23

[…] Il s’interrompit, car précisément, avec sa discrétion coutumière, dans un ronflement assourdissant suivi d’un crissement de freins du plus bel effet, leur camarade venait d’arriver.
    — Putain de nom de Dieu de merde ! attaqua-t-il élégamment avant de se reprendre.
    — Cela signifie : “Bonjour !” dans son langage, reprit Pierre avec le plus grand sérieux. N’hésitez pas à me demander, j’assure la traduction…
    — Encore un problème de gicleur ? reprit malicieusement Sophie.
    Mais il en fallait plus pour chatouiller la susceptibilité du nouvel arrivant :
    — C’est toujours pareil : juste au moment de partir, y a un couillon qui se ramène. Et pas n’importe qui, je vous prie : Michard ! Le gros Michard, vous vous rappelez ? Sa bagnole était en rade, et il a même fallu la remorquer. Ça faisait une bonne dizaine d’années que je l’avais pas revu ; depuis le certificat…
    — Et alors ? Qu’est-ce qu’il est devenu ?
    — Alors ? Ben, il est toujours aussi gros…
    Ayant la fâcheuse habitude de suivre ses idées — de préférence, une seule à la fois ! — le grand Raymond avait l’art des réponses décalées, ses évidences à lui ne coïncidant guère à ce qu’étaient en droit d’en attendre les autres. Quoi qu’il en soit, cela n’affectait en rien sa bonne humeur et cette manière naturelle d’éluder certaines questions contribuait à sa spontanéité. Il était d’ailleurs pourvu d’un sens pragmatique, et s’il méconnaissait certains domaines, il ne se serait jamais laissé surprendre par quelque roublardise. Son originalité résidait aussi dans le fait que, n’étant pas à proprement parler un intellectuel, sa perception des choses qui se révélait fort dissemblable de celle que pouvaient en avoir Pierre ou même Jean-Marie lui permettait de les aborder sous un angle de vue tout aussi digne d’intérêt. En somme, rien ne paraissait altérer sa confiance :
    — Et vous devinerez jamais le boulot qu’il fait !           
    Jean-Marie, qui avait la rancune tenace et dont les années n’avaient guère amoindri l’animosité envers Michard, ne put s’empêcher de l’égratigner au passage : 
    — Moi, je le verrais bien charcutier. Avec ses petits yeux porcins, il a la gueule de l’emploi : une réclame à lui seul ! Après tout, ses clients ne seraient pas dépaysés : ils auraient même un spécimen sur pied devant eux ! En chair et en os ! Il en a le regard, la corpulence… il ne lui manque plus que le groin !
    — Et la queue en tire-bouchon ! compléta Sophie.
    — Perdu, c’est pas ça. Mais, comme qui dirait, vous n’êtes pas loin…
    — Alors quoi, il est tueur aux abattoirs ? Empailleur ? Équarrisseur ? Que sais-je encore !
    — Justement, Pierrot t’y es presque : figure-toi qu’il est croque-mort, ce con !
    — Croque-mort ? En effet, ça laisse rêveur…
    — Je le savais morfal, l’enflure, mais à ce point !
    — Entre parenthèses, avec sa bouille, il doit drôlement inciter au recueillement…
    Et Jean-Marie, avec force gestes, histoire de se donner bonne conscience, décocha son ultime salve :
    — Non, mais… vous visez le topo ? Gros comme il est, déjà, quand il part, on dirait qu’il arrive ; quand il est triste, on dirait qu’il se marre. Vous imaginez l’ambiance, aux enterrements, avec un zigoto pareil ? Regrets éternels… La mine de circonstance… Et l’autre avec sa tronche épanouie, moitié boudin, moitié bouddha… À la limite, il peut encore faire illusion sur une boîte de camembert. Mais côté pompes funèbres, vous repasserez !
    — Et en plus, avec sa caisse en rade, il m’a fait perdre une demi-heure !
    Et, sur cette constatation laconique, le grand Raymond, qui ne voulait pas être en reste, dégaina la clef…
[…]

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