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Petit à petit, il enrichissait son étude sur les manuscrits de la
paroisse ; par une astreinte quasi quotidienne, captivant jeu de
patience, il assemblait chaque élément afin de limiter ses
investigations et de mieux en cerner le sens. Il découvrit ainsi que le
curé occupait une maison composée de trois chambres, avec grenier,
grange, écurie, cour et jardin — un ensemble luxueux pour
l’époque ; rien toutefois en comparaison du prieur dont les biens
propres, outre une grande bâtisse au centre du village, s’élevaient à
de nombreux arpents, dont deux grandes pièces de terre à blé d’Espagne,
près du bourg…
Un monde enfoui resurgissait de ces lignes, et une
fois encore, il fallait que Pierre, au-delà de ses propres
connaissances, fît appel à toute son imagination pour se figurer des
existences dont l’unique souvenir perdurait à travers les pages
racornies qu’il détenait. Il conservait entre ses doigts les lambeaux
de vie de lointains aïeux qu’estompait la brume des siècles ; un
travail d’historien qui lui plaisait d’autant plus qu’il se sentait
concerné, presque investi d’une mission.
Cependant, il restait toujours intrigué par ce
feuillet détérioré, si différent des autres, et sur lequel il portait
une attention particulière. Le même mot toujours le titillait :
aucune ambiguïté possible avec un autre. Malheureusement, parvenir à
saisir le sens profond de ces lignes tenait de la gageure : il
devrait extrapoler à partir d’éléments diffus qu’il parvenait à peine à
déchiffrer.
C’est pourtant là qu’il aiguisa l’essentiel de ses
réflexions, avec en ligne de mire ce vocable à la signification
mystérieuse et porteuse de fantasmes. La date, en haut de page, était
illisible, abîmée, grignotée par l’usure du support et l’humidité. Des
taches de rouille maculaient le papier. Toutefois, vers le centre,
plusieurs lignes effacées en leurs extrémités laissaient quelques mots
curieusement distincts. Pierre s’acharna, en dépit des difficultés,
s’essayant à broder, de ce qui lui paraissait fondé vers ce qui lui
paraissait plausible ; seulement, par l’absence d’une assise
fiable et de mots-clés, ses hypothèses s’entrelaçaient sans jamais lui
permettre d’arriver à ses fins.
Néanmoins, sa motivation s’effritait quelque peu
sous les échecs réitérés de ses cogitations. Retombant sans cesse sur
les mêmes difficultés, il eut alors l’idée de procéder autrement :
plutôt que s’emberlificoter en recherches stériles, il se pénétra de
l’esprit de l’auteur et de ses tournures, s’appuyant sur ce qu’il avait
pu en traduire précédemment. Dès lors, et par comparaison, se
dessinèrent des structures qu’il tenta de reproduire à l’identique, et
qui lui permirent de reconstituer des bribes de phrases, ouvrant ainsi
la voie à de nouvelles conjectures. Il comprit alors que la complexité
venait aussi du fait que l’agencement même des mots avait été rédigé de
façon volontairement énigmatique afin, sans doute, de dérouter
quiconque se fût indûment trouvé en possession de ce feuillet. […]