L'orphelin de jamais.
Seconde partie : L'enfance retrouvée

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Extrait 22

[…] Petit à petit, il enrichissait son étude sur les manuscrits de la paroisse ; par une astreinte quasi quotidienne, captivant jeu de patience, il assemblait chaque élément afin de limiter ses investigations et de mieux en cerner le sens. Il découvrit ainsi que le curé occupait une maison composée de trois chambres, avec grenier, grange, écurie, cour et jardin — un ensemble luxueux pour l’époque ; rien toutefois en comparaison du prieur dont les biens propres, outre une grande bâtisse au centre du village, s’élevaient à de nombreux arpents, dont deux grandes pièces de terre à blé d’Espagne, près du bourg…
    Un monde enfoui resurgissait de ces lignes, et une fois encore, il fallait que Pierre, au-delà de ses propres connaissances, fît appel à toute son imagination pour se figurer des existences dont l’unique souvenir perdurait à travers les pages racornies qu’il détenait. Il conservait entre ses doigts les lambeaux de vie de lointains aïeux qu’estompait la brume des siècles ; un travail d’historien qui lui plaisait d’autant plus qu’il se sentait concerné, presque investi d’une mission.
    Cependant, il restait toujours intrigué par ce feuillet détérioré, si différent des autres, et sur lequel il portait une attention particulière. Le même mot toujours le titillait : aucune ambiguïté possible avec un autre. Malheureusement, parvenir à saisir le sens profond de ces lignes tenait de la gageure : il devrait extrapoler à partir d’éléments diffus qu’il parvenait à peine à déchiffrer.
    C’est pourtant là qu’il aiguisa l’essentiel de ses réflexions, avec en ligne de mire ce vocable à la signification mystérieuse et porteuse de fantasmes. La date, en haut de page, était illisible, abîmée, grignotée par l’usure du support et l’humidité. Des taches de rouille maculaient le papier. Toutefois, vers le centre, plusieurs lignes effacées en leurs extrémités laissaient quelques mots curieusement distincts. Pierre s’acharna, en dépit des difficultés, s’essayant à broder, de ce qui lui paraissait fondé vers ce qui lui paraissait plausible ; seulement, par l’absence d’une assise fiable et de mots-clés, ses hypothèses s’entrelaçaient sans jamais lui permettre d’arriver à ses fins.
    Néanmoins, sa motivation s’effritait quelque peu sous les échecs réitérés de ses cogitations. Retombant sans cesse sur les mêmes difficultés, il eut alors l’idée de procéder autrement : plutôt que s’emberlificoter en recherches stériles, il se pénétra de l’esprit de l’auteur et de ses tournures, s’appuyant sur ce qu’il avait pu en traduire précédemment. Dès lors, et par comparaison, se dessinèrent des structures qu’il tenta de reproduire à l’identique, et qui lui permirent de reconstituer des bribes de phrases, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles conjectures. Il comprit alors que la complexité venait aussi du fait que l’agencement même des mots avait été rédigé de façon volontairement énigmatique afin, sans doute, de dérouter quiconque se fût indûment trouvé en possession de ce feuillet. […]

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