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La
nuit était douce, une nuit sans lune, étonnamment noire et
parsemée
d’étoiles ; à la verticale, la voie lactée se
distinguait, large
et floue, plus claire en son centre. Progressivement, ses
yeux
s’accoutumant aux ténèbres, il percevait mieux le contour
des arbres et
la masse confuse des bâtiments.
Pierre aimait la nuit. Il l’aimait pour
ses ombres
inquiétantes, pour le long frisson des feuillages, pour ses
présences
invisibles, le frôlement furtif des êtres en maraude, les
prédateurs à
l’affût, ses bruits étranges et ses parfums subtils après
que l’aiguail
en a relevé la quintessence. Il l’aimait aussi pour ces
mystères qui
habillent l’imagination, résurgence de peurs anciennes où,
bien sûr,
tout à la fois rejaillissent et se côtoient innocence et
simplicité.
Par essence ineffable et fonction de sa propre expérience,
depuis ce
lointain souvenir de sa terreur au cimetière, non seulement
il avait
appris à dompter ses vieux démons, mais encore à les
apprivoiser. La
nuit lui appartenait : à sa manière, il se l’était
appropriée
jusqu’à pleinement savourer ces précieux moments de
communion avec la
nature. Lors de balades qu’il accomplissait seul, été comme
hiver et
par tous les temps, à dessein privé de lampe, il essayait
d’identifier
tel animal à sa quête ou à sa fuite et n’eût autrement été
surpris de
rencontrer au hasard d’un sentier, quelque bon génie des
bois et des
champs, quelque oréade ou farfadet, venus le saluer…
Il était heureux. N’avait-il pas réalisé
des
prouesses et achevé son destin ? Comme il aurait voulu
savourer
ces instants si fugaces qui déjà lui échappaient ! Il
lui aurait
fallu un peu de recul et de tranquillité pour disséquer ce
bonheur et
le prendre en compte à sa juste mesure. Au lieu de ça, son
tempérament
insatiable le poussait à un perpétuel déséquilibre et
l’obligeait à
aller de l’avant pour retrouver une assise et ne point
basculer.
Serait-il capable de s’abstraire d’un processus qui, tant de
fois, lui
avait permis de se distinguer ? Pareil à ce brin
d’herbe qui
oscillait sous la brise, son existence avait été une suite
d’inflexions
diverses ; pourtant, s’il bougeait sans cesse, il
demeurait ancré
sur ses racines et revenait à son point de départ. Bénits
soient ceux
qui ont la chance d’être nés quelque part ! Pourquoi
devrait-on
les taxer de chauvins ou d’imbéciles heureux ? Par leur
connaissance intuitive des êtres et de leur environnement,
n’ont-ils
pas en eux une richesse, une profondeur que d’aucuns
seraient en droit
de leur envier ?
Son regard quitta le sol pour interroger
l’horizon, là-bas, en direction du nord. Là-bas…
[…]