L'orphelin de jamais.
Seconde partie : L'enfance retrouvée

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Extrait 21

[…] Les premières notes se dispersèrent en un chapelet aux teintes étranges ; une chose inexprimable, presque un enchantement dont Pierre, assez peu connaisseur, fut le premier surpris. Les notes s’étaient mises à lui parler et leur enchaînement prenait subitement un sens, bien qu’il ne parvînt pas encore à en saisir la trame. Quelle importance ! Car plus les phrases se combinaient ou se répétaient, plus le charme agissait, un charme inouï dont jamais il n’aurait imaginé l’intensité.
    Que se passait-il donc ? Parfois, des sensations bizarres émergeaient, presque conflictuelles avec son état d’âme et qui de façon éphémère altéraient son écoute ; puis ces impressions fugaces se dissipaient bientôt au profit d’une éblouissante plénitude qu’à peine venaient troubler les applaudissements intermittents.
    Pourtant, l’angoisse était toujours là : une angoisse qui n’osait dire son nom ; résultant d’une force invisible, elle opérait au-delà de tout mobile et de tout discernement. À l’opposé de ses habitudes, il avait perdu le contrôle et le pouvoir de coordonner ses pensées : doublement spectateur, l’impression singulière de ne plus s’appartenir et de se voir là, étranger à lui-même, comme s’il se trouvait assis sur un siège voisin.  
   Il n’avait plus besoin d’écouter. La musique le pénétrait comme une évidence, avec une précision qui frappait ses sens et dont la portée se dérobait encore à lui. En même temps, il se trouvait au confluent de mille réflexions, et sans qu’aucune d’elles fût poussée à son terme, toutes lui échappaient, comme elles échappaient à toute logique. Son agitation se renforçait au fil des applaudissements. Se pouvait-il ? Non, assurément, non.
   Mais sa raison avait beau s’insurger, rien n’y faisait. Rêve ou cauchemar ? Il scrutait ce profil, en détaillait chaque trait, tentait d’y calquer une lointaine image. Et, tandis qu’une moiteur imprégnait son front et marquait ses tempes, de véritables coups de boutoir lui martelaient la poitrine…
  On était au début d’une nouvelle interprétation. Quelques derniers crépitements de mains, puis brusquement le silence. Contrairement à ses habitudes, pivotant sur son siège et se penchant vers le micro, la jeune femme contemplait le public. Elle inclinait la tête et saluait d’un timide sourire.
  D’abord hésitante, elle ne dit rien ; les mots ne venaient pas. Des encouragements à travers la salle parurent toutefois la stimuler. Par deux fois, elle remercia longuement l’auditoire puis, se grattant la gorge, continua avec un léger accent : « Je voudrais maintenant dédier le morceau qui va suivre à une personne ici présente et qui, je l’espère, se reconnaîtra… »
    En entendant ces paroles, Pierre s’était raidi sur son siège, les poings crispés, le cœur battant à tout rompre. Il continuait à subir les événements, sans la moindre emprise sur ceux-ci. Tout son être était tendu à l’extrême en une attente insupportable. Et tandis que les applaudissements se dissolvaient dans la salle, ces ultimes secondes lui semblèrent une éternité.
   Puis les premières notes déchirèrent l’espace, et dans l’instant inouï qu’il vivait alors, dans cet instant unique où le présent et le passé se fondaient l’un en l’autre, ces mêmes notes déchiraient le temps. Non, il ne les avait pas oubliées, son âme les avait gardées intactes. À jamais gravées dans les méandres insoupçonnés de sa mémoire, toutes nimbées de la fraîcheur de son enfance, il les aurait reconnues entre mille.
    Il se retrouvait une douzaine d’années auparavant, dans la vieille maison de Mélanie. Une pâle clarté filtrait par la croisée et gommait les ombres en donnant à la scène un aspect irréel. Et le sortilège opérait : une jeune fille jouait cet air-là. Debout, près d’elle et déjà subjugué, il voyait les touches fondre sous ses doigts. Alors, un frémissement fou, plus puissant encore qu’il ne l’eût imaginé, le transperça de part en part ; un saisissement douloureux s’empara de lui, des frissons lui secouèrent l’échine et deux grosses larmes achevèrent leur course à l’angle de ses lèvres, deux larmes au goût de sel qu’il ne tenta surtout pas d’endiguer.
    Il n’eut pas non plus la force d’applaudir. Pareille au voile qui venait de se déchirer, la vérité se révélait à lui, une vérité qui éclatait sous les projecteurs alors que le spectacle touchait à sa fin, une vérité que son esprit s’était toujours refusé d’admettre tant elle lui paraissait absurde.  […]

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