[…]
Les premières notes se dispersèrent en un chapelet aux teintes
étranges ; une chose inexprimable, presque un enchantement dont
Pierre, assez peu connaisseur, fut le premier surpris. Les notes
s’étaient mises à lui parler et leur enchaînement prenait subitement un
sens, bien qu’il ne parvînt pas encore à en saisir la trame. Quelle
importance ! Car plus les phrases se combinaient ou se répétaient,
plus le charme agissait, un charme inouï dont jamais il n’aurait
imaginé l’intensité.
Que se passait-il donc ? Parfois, des
sensations bizarres émergeaient, presque conflictuelles avec son état
d’âme et qui de façon éphémère altéraient son écoute ; puis ces
impressions fugaces se dissipaient bientôt au profit d’une éblouissante
plénitude qu’à peine venaient troubler les applaudissements
intermittents.
Pourtant, l’angoisse était toujours là : une
angoisse qui n’osait dire son nom ; résultant d’une force
invisible, elle opérait au-delà de tout mobile et de tout discernement.
À l’opposé de ses habitudes, il avait perdu le contrôle et le pouvoir
de coordonner ses pensées : doublement spectateur, l’impression
singulière de ne plus s’appartenir et de se voir là, étranger à
lui-même, comme s’il se trouvait assis sur un siège voisin.
Il n’avait plus besoin d’écouter. La musique le pénétrait
comme une évidence, avec une précision qui frappait ses sens et dont la
portée se dérobait encore à lui. En même temps, il se trouvait au
confluent de mille réflexions, et sans qu’aucune d’elles fût poussée à
son terme, toutes lui échappaient, comme elles échappaient à toute
logique. Son agitation se renforçait au fil des applaudissements. Se
pouvait-il ? Non, assurément, non.
Mais sa raison avait beau s’insurger, rien n’y faisait.
Rêve ou cauchemar ? Il scrutait ce profil, en détaillait chaque
trait, tentait d’y calquer une lointaine image. Et, tandis qu’une
moiteur imprégnait son front et marquait ses tempes, de véritables
coups de boutoir lui martelaient la poitrine…
On était au début d’une nouvelle interprétation. Quelques
derniers crépitements de mains, puis brusquement le silence.
Contrairement à ses habitudes, pivotant sur son siège et se penchant
vers le micro, la jeune femme contemplait le public. Elle inclinait la
tête et saluait d’un timide sourire.
D’abord hésitante, elle ne dit rien ; les mots ne venaient
pas. Des encouragements à travers la salle parurent toutefois la
stimuler. Par deux fois, elle remercia longuement l’auditoire puis, se
grattant la gorge, continua avec un léger accent : « Je
voudrais maintenant dédier le morceau qui va suivre à une personne ici
présente et qui, je l’espère, se reconnaîtra… »
En entendant ces paroles, Pierre s’était raidi sur
son siège, les poings crispés, le cœur battant à tout rompre. Il
continuait à subir les événements, sans la moindre emprise sur ceux-ci.
Tout son être était tendu à l’extrême en une attente insupportable. Et
tandis que les applaudissements se dissolvaient dans la salle, ces
ultimes secondes lui semblèrent une éternité.
Puis les premières notes déchirèrent l’espace, et dans
l’instant inouï qu’il vivait alors, dans cet instant unique où le
présent et le passé se fondaient l’un en l’autre, ces mêmes notes
déchiraient le temps. Non, il ne les avait pas oubliées, son âme les
avait gardées intactes. À jamais gravées dans les méandres insoupçonnés
de sa mémoire, toutes nimbées de la fraîcheur de son enfance, il les
aurait reconnues entre mille.
Il se retrouvait une douzaine d’années auparavant,
dans la vieille maison de Mélanie. Une pâle clarté filtrait par la
croisée et gommait les ombres en donnant à la scène un aspect irréel.
Et le sortilège opérait : une jeune fille jouait cet air-là.
Debout, près d’elle et déjà subjugué, il voyait les touches fondre sous
ses doigts. Alors, un frémissement fou, plus puissant encore qu’il ne
l’eût imaginé, le transperça de part en part ; un saisissement
douloureux s’empara de lui, des frissons lui secouèrent l’échine et
deux grosses larmes achevèrent leur course à l’angle de ses lèvres,
deux larmes au goût de sel qu’il ne tenta surtout pas d’endiguer.
Il n’eut pas non plus la force d’applaudir. Pareille
au voile qui venait de se déchirer, la vérité se révélait à lui, une
vérité qui éclatait sous les projecteurs alors que le spectacle
touchait à sa fin, une vérité que son esprit s’était toujours refusé
d’admettre tant elle lui paraissait absurde. […]