L'orphelin de jamais.
Seconde partie : L'enfance retrouvée

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Extrait 20

[…] La pluie redoublait maintenant et cinglait les carreaux. Lentement, le jour déclinait. Peu à peu, des lumières apparaissaient, çà et là, dont certaines se mouvaient par saccades, en franges irisées sur les vitres noires…
    Un cri dans la nuit. Un naufrage. Une main hors de l’eau : il l’avait saisie. Puis la confiance qu’il croyait réciproque. Il avait effleuré la réalisation de ses désirs les plus intimes : pour la seconde fois dans sa pâle existence, il avait dépassé les bornes du quotidien, partagé son jardin secret, mûri des certitudes et cueilli les fruits défendus. Les nuages pour autant ne s’étaient pas dissipés : proches parfois, noirs, chargés de haine, ils tournaient inlassablement laissant sourdre des grondements incertains. Comment les éloigner, comment faire face au déluge possible, au déluge probable ? Où trouver un asile qui ne fût point risqué ? Où trouver un abri qui ne fût point précaire ?
    Par une ardente volonté de persuasion, il avait réussi à la convaincre : il était différent, voilà tout. Mais sans artifice. Nathalie… Il ne lui avait rien dit de son passé, de cette déchirure qui avait marqué l’aurore de sa vie d’adolescent. Peut-être aurait-elle compris ? Quel impérieux, quel immanent besoin d’équité ou quel ignoble besoin de destruction avait guidé ses pas ?
    Et le verdict tombait, brutal, tranchant, implacable. Il lui fallait payer le prix de ses silences et le payer au prix fort ! Coupable d’avoir été sincère. Assumer ses erreurs, si tant est qu’il y en eût. Un vol de papillon, erratique, incontrôlable… qui s’obstinait en de nouvelles convictions et s’affirmait en de sottes certitudes.
    Le soir était là ; inlassablement, la pluie sur les vitres… Quelque part, un volet claquait ; vacillantes, les lumières dansaient devant ses yeux, se fondaient en un ballet désordonné et chaotique. Un air ancien lui remontait en mémoire : des variations de Bach, des notes qui sans cesse le fuyaient, toujours semblables et toujours différentes. Résurgence de cette plaie ancienne qui les avait minés à la base, les pans de son existence se fissuraient de toutes parts. Enchaînement paradoxal, renouvellement dans la continuité, c’est à cause de son attitude ambiguë que le bonheur allait lui échapper…
    Un bruit confus de pas dans le couloir, un bref éclair dans la nuit : le reflet de sa médaille. Il tressaillit, écouta, espéra, figé, le cœur tapant d’émotion. Ailleurs, une porte se referma. Puis le silence…
    Prostré, debout contre cette fenêtre, une détresse indomptable à nouveau le submergeait, non plus de résignation bornée, mais de rage contenue. Une féroce rancœur, et dans la gorge un goût de perfidie, d’amertume et de honte. Rien ne pouvait être pire que cette fausse confiance en laquelle, sournoise, s’insinue la fragilité. Vidé, usé psychologiquement, en proie à ses désillusions, conscient de sa vulnérabilité, un sentiment étrange venait éclore en lui : cette fois encore, il lui faudrait vivre, expurger…
    Il revit cette branche du vieux cerisier sur laquelle il aimait à grimper jadis, cet arbre à demi sauvage et qui donnait de petits fruits presque noirs avec un gros noyau. Du haut de ses dix ans, comme dans ces images d’Épinal changeant au fil des leçons d’histoire, tour à tour il était Du Guesclin guettant l’Anglois ou Colomb à la découverte du Nouveau Monde… Un jour, il avait observé le changement : les fruits n’arrivaient plus à maturité, les feuilles jaunissaient et se desséchaient ; l’extrémité noirâtre se dénudait. La mort de la branche avait précédé de quelques années celle de l’arbre. Pareille à cette branche, une partie de son être était marquée d’un long dépérissement. Mais n’était-elle pas déjà morte bien des années auparavant ? Décidément, son passé le poursuivait. Se relèverait-il à jamais des ruines de son enfance ?
    Il s’approcha. Chaque goutte brillait sur la vitre et chacune était un monde, miroir de l’infini, et chacune une phrase et chacune un mot, rapidement couvert de buée. Il ferma les yeux. En lettres de feu, surgi de l’étrange et du rêve, un prénom s’inscrivait, s’imposant à lui. Plus qu’une réminiscence, une présence diffuse, inachevée. Comme toujours, elle était revenue le hanter. Déjà, l’autre ne comptait plus. Puis les lettres se mêlèrent en tourbillonnant, pour s’évanouir bientôt dans un entonnoir sans fin…
[…]

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