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La pluie redoublait maintenant et cinglait les carreaux. Lentement, le
jour déclinait. Peu à peu, des lumières apparaissaient, çà et là, dont
certaines se mouvaient par saccades, en franges irisées sur les vitres
noires…
Un cri dans la nuit. Un naufrage. Une main hors de
l’eau : il l’avait saisie. Puis la confiance qu’il croyait
réciproque. Il avait effleuré la réalisation de ses désirs les plus
intimes : pour la seconde fois dans sa pâle existence, il avait
dépassé les bornes du quotidien, partagé son jardin secret, mûri des
certitudes et cueilli les fruits défendus. Les nuages pour autant ne
s’étaient pas dissipés : proches parfois, noirs, chargés de haine,
ils tournaient inlassablement laissant sourdre des grondements
incertains. Comment les éloigner, comment faire face au déluge
possible, au déluge probable ? Où trouver un asile qui ne fût
point risqué ? Où trouver un abri qui ne fût point précaire ?
Par une ardente volonté de persuasion, il avait
réussi à la convaincre : il était différent, voilà tout. Mais sans
artifice. Nathalie… Il ne lui avait rien dit de son passé, de cette
déchirure qui avait marqué l’aurore de sa vie d’adolescent. Peut-être
aurait-elle compris ? Quel impérieux, quel immanent besoin
d’équité ou quel ignoble besoin de destruction avait guidé ses
pas ?
Et le verdict tombait, brutal, tranchant,
implacable. Il lui fallait payer le prix de ses silences et le payer au
prix fort ! Coupable d’avoir été sincère. Assumer ses erreurs, si
tant est qu’il y en eût. Un vol de papillon, erratique, incontrôlable…
qui s’obstinait en de nouvelles convictions et s’affirmait en de sottes
certitudes.
Le soir était là ; inlassablement, la pluie sur
les vitres… Quelque part, un volet claquait ; vacillantes, les
lumières dansaient devant ses yeux, se fondaient en un ballet
désordonné et chaotique. Un air ancien lui remontait en mémoire :
des variations de Bach, des notes qui sans cesse le fuyaient, toujours
semblables et toujours différentes. Résurgence de cette plaie ancienne
qui les avait minés à la base, les pans de son existence se fissuraient
de toutes parts. Enchaînement paradoxal, renouvellement dans la
continuité, c’est à cause de son attitude ambiguë que le bonheur allait
lui échapper…
Un bruit confus de pas dans le couloir, un bref
éclair dans la nuit : le reflet de sa médaille. Il tressaillit,
écouta, espéra, figé, le cœur tapant d’émotion. Ailleurs, une porte se
referma. Puis le silence…
Prostré, debout contre cette fenêtre, une détresse
indomptable à nouveau le submergeait, non plus de résignation bornée,
mais de rage contenue. Une féroce rancœur, et dans la gorge un goût de
perfidie, d’amertume et de honte. Rien ne pouvait être pire que cette
fausse confiance en laquelle, sournoise, s’insinue la fragilité. Vidé,
usé psychologiquement, en proie à ses désillusions, conscient de sa
vulnérabilité, un sentiment étrange venait éclore en lui : cette
fois encore, il lui faudrait vivre, expurger…
Il revit cette branche du vieux cerisier sur
laquelle il aimait à grimper jadis, cet arbre à demi sauvage et qui
donnait de petits fruits presque noirs avec un gros noyau. Du haut de
ses dix ans, comme dans ces images d’Épinal changeant au fil des leçons
d’histoire, tour à tour il était Du Guesclin guettant l’Anglois ou
Colomb à la découverte du Nouveau Monde… Un jour, il avait observé le
changement : les fruits n’arrivaient plus à maturité, les feuilles
jaunissaient et se desséchaient ; l’extrémité noirâtre se
dénudait. La mort de la branche avait précédé de quelques années celle
de l’arbre. Pareille à cette branche, une partie de son être était
marquée d’un long dépérissement. Mais n’était-elle pas déjà morte bien
des années auparavant ? Décidément, son passé le poursuivait. Se
relèverait-il à jamais des ruines de son enfance ?
Il s’approcha. Chaque goutte brillait sur la vitre
et chacune était un monde, miroir de l’infini, et chacune une phrase et
chacune un mot, rapidement couvert de buée. Il ferma les yeux. En
lettres de feu, surgi de l’étrange et du rêve, un prénom s’inscrivait,
s’imposant à lui. Plus qu’une réminiscence, une présence diffuse,
inachevée. Comme toujours, elle était revenue le hanter. Déjà, l’autre
ne comptait plus. Puis les lettres se mêlèrent en tourbillonnant, pour
s’évanouir bientôt dans un entonnoir sans fin…
[…]