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Pourtant, ce jour-là, après la traditionnelle embrassade, à son air
gauche, emprunté, il avait vite senti, dans l’attitude du paternel, que
quelque chose clochait. Ce dernier ne lui avait pas demandé, comme à
l’accoutumée, comment s’était déroulée la semaine, s’il avait bien reçu
la lettre. Ce n’est qu’une ou deux minutes après, devant la barrière du
passage à niveau — et cet instant s’était à jamais figé dans
sa mémoire — dans le silence à peine troublé par la motrice,
qu’il avait laissé choir ces paroles : « Il va falloir
être courageux : Clairon… tu ne le reverras plus. »
Les nuages s’étaient mis à danser dans un ciel
habillé de noir. Alors, le chagrin, un chagrin immense comme jamais il
ne l’aurait imaginé, lui avait tout à coup dévasté le cœur. Clairon, le
fidèle témoin de sa jeunesse, de ses conquêtes et de ses déboires, au
regard si doux, si compréhensif, Clairon, son merveilleux compagnon de
silence, qui sous un air débonnaire affichait une loyauté sans failles,
Clairon, le don Juan de ces dames, le gardien du domaine… Clairon ne
serait plus.
Pourtant, lui, Pierre, il avait voulu savoir.
Comprendre, se rendre compte de lui-même : un accident… Une
voiture, et on l’avait ramassé là, dans le fossé, le corps disloqué. Le
vieil animal n’y voyait plus très bien. Peut-être avait-il été aveuglé
par les phares ? Maigre consolation, la pauvre bête n’avait sans
doute pas eu le temps de souffrir…
Et devant la terre fraîchement remuée dans le fond
du jardin, Pierre était resté prostré, des heures durant, les larmes
aux yeux, éprouvant un mal fou à surmonter cette nouvelle brisure qui
le démarquait irrévocablement de son enfance. En saisissant pleinement
le sens du mot « jamais », il avait parcouru ce soir-là,
une bonne partie du chemin vers sa condition d’adulte. Chose
singulière, maintenant encore, chaque fois qu’il était devant ce
passage à niveau, les mots prononcés par son père lui revenaient comme
un écho…
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