L'orphelin de jamais.
Seconde partie : L'enfance retrouvée

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Extrait 18

[…] Pourtant, ce jour-là, après la traditionnelle embrassade, à son air gauche, emprunté, il avait vite senti, dans l’attitude du paternel, que quelque chose clochait. Ce dernier ne lui avait pas demandé, comme à l’accoutumée, comment s’était déroulée la semaine, s’il avait bien reçu la lettre. Ce n’est qu’une ou deux minutes après, devant la barrière du passage à niveau — et cet instant s’était à jamais figé dans sa mémoire — dans le silence à peine troublé par la motrice, qu’il avait laissé choir ces paroles : « Il va falloir être courageux : Clairon… tu ne le reverras plus. »
    Les nuages s’étaient mis à danser dans un ciel habillé de noir. Alors, le chagrin, un chagrin immense comme jamais il ne l’aurait imaginé, lui avait tout à coup dévasté le cœur. Clairon, le fidèle témoin de sa jeunesse, de ses conquêtes et de ses déboires, au regard si doux, si compréhensif, Clairon, son merveilleux compagnon de silence, qui sous un air débonnaire affichait une loyauté sans failles, Clairon, le don Juan de ces dames, le gardien du domaine… Clairon ne serait plus.
    Pourtant, lui, Pierre, il avait voulu savoir. Comprendre, se rendre compte de lui-même : un accident… Une voiture, et on l’avait ramassé là, dans le fossé, le corps disloqué. Le vieil animal n’y voyait plus très bien. Peut-être avait-il été aveuglé par les phares ? Maigre consolation, la pauvre bête n’avait sans doute pas eu le temps de souffrir…
    Et devant la terre fraîchement remuée dans le fond du jardin, Pierre était resté prostré, des heures durant, les larmes aux yeux, éprouvant un mal fou à surmonter cette nouvelle brisure qui le démarquait irrévocablement de son enfance. En saisissant pleinement le sens du mot « jamais », il avait parcouru ce soir-là, une bonne partie du chemin vers sa condition d’adulte. Chose singulière, maintenant encore, chaque fois qu’il était devant ce passage à niveau, les mots prononcés par son père lui revenaient comme un écho…
[…]

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