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Il reverrait longtemps la sérénité de ce visage de cire, pétrifié en un
masque suprême et qui semblait lui dire, au-delà du linceul, la
satisfaction d’avoir retrouvé les siens, ceux que la guerre lui avait
volés. Pierre l’avait accompagné jusqu’au bout, jusqu’à sa dernière
demeure. « Sans fleurs ni couronnes… » avait
demandé le défunt quelques jours auparavant, dans l’un de ses doux
moments de lucidité.
Peu de monde en ce matin frileux où, la tête basse,
il suivait le corbillard, accompagné de ses parents. La cérémonie avait
été on ne peut plus sobre. Seuls, les deux premiers bancs se trouvaient
pourvus. Ce n’était pas la foule des grands jours ! Pas de
famille, quelques voisins, des fréquentations que le vieil ours avait
entretenues épisodiquement, le plus souvent comme client, puis
l’inévitable confrérie des grenouilles de bénitiers et mémères à
moustache — de toute éternité amoureuses de Monsieur le
Curé — dont les bêlements épisodiques au moment des répons et
autres cantiques ne laissaient pas d’égayer l’office et qui, pour un
empire, n’auraient manqué une messe, aussi sommaire fût-elle.
Bien entendu, le disparu n’avait pas légué de
directive quant à ses obsèques. Mais tradition oblige… En tout cas,
depuis cet ailleurs qu’il espérait tant, s’il assistait à ladite
cérémonie, sans doute ne devait-il pas s’ennuyer ! Outre le fait
que l’intéressé n’avait jamais été des plus empressés le dimanche
matin, comme il n’avait non plus jamais participé à l’incontournable
denier du culte, l’éloge funèbre fut des plus brefs et l’abbé Durieux y
alla de bon cœur afin d’expédier au plus vite les affaires courantes.
Malgré son désarroi, Pierre ne pouvait s’empêcher de
sourire en évoquant le révérend dom Balaguère des Trois messes basses
tant la rapidité d’exécution du chef de chœur tenait du prodige. Il
faut préciser à sa décharge que deux autres enterrements l’attendaient
dans une commune avoisinante, dont celui d’un notable qu’il eût été
disconvenu de faire patienter trop longtemps. Du coup, après une
homélie chaotique, il enchaîna si rapidement que même les plus assidues
de ses ouailles, en complet décalage, avaient les plus grandes
difficultés à se retrouver dans la succession des rites
liturgiques ! Enfin, le cérémonial s’acheva sur un signe de croix,
et tandis que le cortège s’ébranlait — en même temps que la
voiture du prêtre — Pierre songeait à l’inanité du destin.
Pauvre homme ! Malgré l’aspect toujours
pathétique d’une vie qui s’achève, il comprenait mieux à présent cette
existence en trompe-l’œil qui avait été la sienne, puis cet abandon de
toute lutte devant la maladie. À quoi bon reculer l’échéance ? Au
contraire, plus la libération était proche, plus le vieil homme
paraissait serein.
« Les violettes sont le sourire des
morts » avait dit un poète. Pierre n’avait pu s’empêcher d’en
cueillir une au passage, sur le talus du cimetière et de la déposer là,
sur le bois blond du cercueil, au moment où la fosse allait
l’engloutir. Puis il était retourné seul, le cœur gros, évitant les
regards afin de mieux cacher sa peine. Et il avait marché longuement,
comme jadis au départ de Sophie, perdu dans ses pensées, dévoré
d’impossibles attentes, incapable d’accepter l’inéluctable et se
reprochant de n’avoir été plus présent…
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