L'orphelin de jamais.
Seconde partie : L'enfance retrouvée

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Extrait 16

[…] Un silence émouvant. Pierre se tourna vers la photographie. Une fois de plus, ses réflexions ne l’avaient pas trompé et corroboraient ses intuitions.
    — J’étais professeur de français dans un lycée de Rouen. Un professeur atypique, paraît-il, et par conséquent aimé de ses élèves auxquels il tentait de faire partager sa modeste passion, malgré les impératifs de l’examen.
    « Cela fera bientôt un quart de siècle. Ce jour-là, un bourdonnement immense a rempli le ciel. J’étais parti chercher du ravitaillement. Surpris par l’attaque, j’ai juste eu le temps de m’abriter dans une cave avec d’autres personnes. Je ne me souviens plus très bien. Des secousses énormes, des cris. Le sifflement des bombes et le fracas des explosions, les tirs de la DCA qui leur répondait. Les enfants pleuraient, se blottissaient contre leurs parents qui les protégeaient de leurs corps. Moi, je ne cessais de penser à ma femme et à mon fils. Avaient-ils eu le temps de s’abriter ?
    « Quand le vacarme a cessé, que nous sommes ressortis, hébétés, rien ne subsistait de ce que nous connaissions avant, excepté quelques pans de murs… Nous avions de la chance, nous étions en vie. C’était le soir. J’ai couru à travers les fumées noires et la poussière… Notre maison, pourtant proche du centre, n’était plus que ruines fumantes. Une bombe sur le toit : l’explosion avait été si violente que tout avait été emporté. Comme un fou, j’ai fouillé les décombres ; je ne voulais pas y croire. J’ai appelé longtemps en remuant les pierres chaudes. J’ai hurlé leur nom, j’ai imploré le ciel, mais en vain. J’ai espéré. Deux jours durant, j’ai espéré et puis…
    « Tout ça parce qu’un foutu Anglais a appuyé sur un bouton au mauvais moment. J’aurais dû être à leurs côtés, tu comprends ? C’est pour ça que je ne suis plus qu’en sursis ; un sursis qui n’en finit pas. À partir de ce jour, j’ai porté ma douleur et rompu avec le monde. Je suis parti ailleurs, loin, non pas pour oublier — on n’oublie pas ces choses-là, — mais parce que je maudissais ce lieu, je maudissais cette ville. J’ai changé de métier. Je suis devenu un autre. Mais jamais je n’ai pu reconstruire ma vie. On ne reconstruit pas ce qui a été détruit de cette façon. »
    Pierre écoutait, la gorge nouée, frémissant jusqu’au fond du cœur.
    — Encore, certaines nuits, il m’arrive de rêver que je cours au milieu des déflagrations pour tenter de les sauver… puis je me réveille, secoué de fièvre et de tremblements ; et dans ce rêve étrange que je fais depuis tant d’années, je ne peux jamais y parvenir, j’arrive toujours trop tard. Simplement, j’ai en moi cette certitude que le jour où j’y parviendrai, c’est que la mort sera à mes côtés…
[…]

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