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Un silence émouvant. Pierre se tourna vers la photographie. Une fois de
plus, ses réflexions ne l’avaient pas trompé et corroboraient ses
intuitions.
— J’étais professeur de français dans un lycée de
Rouen. Un professeur atypique, paraît-il, et par conséquent aimé de ses
élèves auxquels il tentait de faire partager sa modeste passion, malgré
les impératifs de l’examen.
« Cela fera bientôt un quart de siècle. Ce jour-là,
un bourdonnement immense a rempli le ciel. J’étais parti chercher du
ravitaillement. Surpris par l’attaque, j’ai juste eu le temps de
m’abriter dans une cave avec d’autres personnes. Je ne me souviens plus
très bien. Des secousses énormes, des cris. Le sifflement des bombes et
le fracas des explosions, les tirs de la DCA qui leur répondait. Les
enfants pleuraient, se blottissaient contre leurs parents qui les
protégeaient de leurs corps. Moi, je ne cessais de penser à ma femme et
à mon fils. Avaient-ils eu le temps de s’abriter ?
« Quand le vacarme a cessé, que nous sommes
ressortis, hébétés, rien ne subsistait de ce que nous connaissions
avant, excepté quelques pans de murs… Nous avions de la chance, nous
étions en vie. C’était le soir. J’ai couru à travers les fumées noires
et la poussière… Notre maison, pourtant proche du centre, n’était plus
que ruines fumantes. Une bombe sur le toit : l’explosion avait été
si violente que tout avait été emporté. Comme un fou, j’ai fouillé les
décombres ; je ne voulais pas y croire. J’ai appelé longtemps en
remuant les pierres chaudes. J’ai hurlé leur nom, j’ai imploré le ciel,
mais en vain. J’ai espéré. Deux jours durant, j’ai espéré et puis…
« Tout ça parce qu’un foutu Anglais a appuyé sur un
bouton au mauvais moment. J’aurais dû être à leurs côtés, tu
comprends ? C’est pour ça que je ne suis plus qu’en sursis ;
un sursis qui n’en finit pas. À partir de ce jour, j’ai porté ma
douleur et rompu avec le monde. Je suis parti ailleurs, loin, non pas
pour oublier — on n’oublie pas ces choses-là, — mais parce que je
maudissais ce lieu, je maudissais cette ville. J’ai changé de métier.
Je suis devenu un autre. Mais jamais je n’ai pu reconstruire ma vie. On
ne reconstruit pas ce qui a été détruit de cette façon. »
Pierre écoutait, la gorge nouée, frémissant jusqu’au fond du cœur.
— Encore, certaines nuits, il m’arrive de rêver que
je cours au milieu des déflagrations pour tenter de les sauver… puis je
me réveille, secoué de fièvre et de tremblements ; et dans ce rêve
étrange que je fais depuis tant d’années, je ne peux jamais y parvenir,
j’arrive toujours trop tard. Simplement, j’ai en moi cette certitude
que le jour où j’y parviendrai, c’est que la mort sera à mes côtés…
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