L'orphelin de jamais.
Première partie : Les plaies de l'aurore

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Extrait 14

[…] Ce soir-là, fermé dans sa chambre, il s’assit devant une feuille blanche et attendit : rien ne se passa. Il attendit encore : toujours rien. Pas la moindre intuition, pas le plus petit fil conducteur ; rien, le vide, le néant. Il pencha la tête et ferma un œil : la feuille restait vide, désespérément blanche. Blanche ? Jaune, plutôt, avec des lignes qui ondulaient, qui se mêlaient mais demeuraient muettes. Le peu qu’il entrevoyait se bornait en une mièvrerie aux confins de la niaiserie. En désespoir de cause, il chercha l’inspiration en feuilletant ses livres. Il s’échappa de La Fontaine, dépassa Ronsard, s’appesantit sur le père Hugo pour enfin s’arrêter sur un poème au charme étrange et envoûtant, aquarelle aux contours indécis dans des teintes pastel :
    Puis une dame, à sa haute fenêtre,
    Blonde aux yeux noirs en ses habits anciens…
    Tant pis. Il devait se lancer. Après, on verrait. Il finit par coucher une première ébauche. Il la relut, la biffa puis la reprit. Petit à petit, il l’étoffa. Au soleil de ton cœur… J’irai chauffer mon âme… Non, où réchauffer mon âme ? Un instant désemparé, il parcourut quelques pages et survolant la jungle des mots tomba en arrêt sur l’un d’eux : parvis. La forme, à présent, se précisait, le style prenait corps : Sur le parvis du cœur où je t’ai vue si belle… Parvis, cathédrale ? Où allait-il ? Quelle rime ? Vite, épluchant sa mémoire et fort de ses réminiscences, il nota plusieurs termes et se détermina pour rebelle. Une ardeur singulière s’emparait de lui, un frémissement soutenu poignait en son être, une énergie qu’il fallait à tout prix maîtriser, jusqu’à la refréner par crainte de dispersion. Ses doigts se déliaient en alternance au rythme des syllabes et frappaient le bord de la table. S’il ne possédait de la prosodie que de vagues notions, il avait assimilé tant de textes, tant de fois les avait répétés qu’il anticipait la musicalité des combinaisons qui s’offraient à lui. Les directions s’infléchissaient devant sa volonté. Où je t’ai vue si belle… L’impulsion était donnée : rebelle… ma fierté rebelle ? Blonde… Sa blondeur ? Non, ça ne collait pas. Plus tard. Tout à coup, emportés en une sorte d’exaltation spirituelle, les mots s’associèrent comme par enchantement :
    Sur le parvis de cœur où je t’ai vue si belle,
    J’irai briser mon âme en sa fierté rebelle.    
    Des pas dans l’escalier. Les parents allaient se mettre au lit. Il jeta un œil à sa montre et fut surpris par l’heure tardive. Éteindre, vite ! Vidé, exténué, jamais il n’aurait supposé une telle intensité de sa réflexion. Le contact avec la fraîcheur des draps lui procura une sensation de bien-être. Plus que la satisfaction, plus que cette joie qui le pénétrait, il se sentait repu de l’accomplissement même partiel de ses ambitions. Il se lova et blottit ses pieds contre la bouillotte. Pour autant, le sommeil fut long à venir. Des images tournaient, éphémères, des expressions voltigeaient et se bousculaient, qu’il aurait voulu saisir au passage et figer dans sa mémoire pour les accaparer irrévocablement. Puis il s’enfonça dans une léthargie douillette où s’incrustaient des visages et où se fondaient des voix. Des voix… On frappait doucement. […]

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