[…]
Quelle ne fut pas sa surprise en constatant que la personne avec
laquelle Sophie se trouvait en discussion n’était autre que la grande
Catherine, qui depuis quelque temps lui battait froid, eu égard au
béguin qu’elle affichait auparavant à son endroit ! Un timbre de
voix passablement aigre et dédaigneux lui parvint. Aussi s’arrêta-t-il
prudemment à une quinzaine de mètres en tendant l’oreille.
— Décidément… ces Parisiens, ça se croit tout permis !
— Mais puisque je te dis que je les ai ramassés dans une vigne à l’abandon !
— De toute façon, tu n’as pas le droit, c’est du
vol. Je pourrais te dénoncer pour ça. Non, mais… tu te rends
compte ?
De toute évidence, la Parisienne ne se rendait pas
compte… Elle haussa les épaules et voulut passer outre. Mais l’autre,
qui la dominait d’une bonne demi-tête, estimant par ailleurs ne pas en
avoir terminé, se campa devant elle, les mains sur les hanches. Sophie
paraissait désemparée. Il était temps d’intervenir. Affectant la
désinvolture, le garçon s’avança, l’air nonchalant. Au moment où elle
se retourna, Catherine eut un haut-le-corps. Sur la défensive, afin de
sauver la face, elle faillit oser une réflexion quant à sa curieuse
présence, mais se retint, cueillie par un désarmant sourire.
— Ça va les filles ? dit-il d’un ton enjoué.
La réponse fut pour le moins évasive. Rassurée par
sa providentielle apparition, Sophie — qui n’était pas censée l’avoir
déjà rencontré, — avec cet air de fausse naïveté qui lui seyait à
merveille, expliqua qu’elle était désolée d’avoir récolté des raisins
dans un endroit qui n’était plus entretenu et qu’elle ignorait à quel
point c’était chose répréhensible… Pierre simula l’étonnement :
— Qu’est-ce que t’as été lui raconter, Cathy ?
La Cathy en question n’en menait plus très large.
Prise en flagrant délit de revanche sur sa concurrente, elle tombait
qui plus est sur leur « prétendant » commun.
— Mais, dis-moi, qu’est-ce qui l’empêche de cueillir
des raisins qui de toute façon auraient pourri sur pied ?
— Je peux pas savoir, moi, où elle les a cueillis ! Bien sûr, tu prends sa défense…
— Eh bien, dans ce cas-là on n’accuse pas les autres de vol.
Puis sans lui laisser le temps de se ressaisir, avec
une habile nuance de raillerie que démentait le sérieux de son
attitude :
— À propos, tu sais que t’es en train de ramasser
des châtaignes dans le bois du père Beaulieu. Il est pas bien malin.
Fais gaffe, si jamais il l’apprenait, il serait capable de t’accuser de
vol !
L’entretien était clos. Ridiculisée, la grande Catherine ravala
sa rancœur : ses arguments n’avaient pas pesé bien lourd et elle
n’avait d’autre recours que de battre en retraite, ce qu’elle fit sans
demander son reste, tant sa mauvaise foi paraissait évidente.
Une fois qu’elle eut disparu dans la direction du village, le
garçon s’empressa d’attirer sa compagne à l’écart, hors du passage
obligé des rares passants. Manifestement, elle avait eu peur et ne
comprenait pas cette agressivité soudaine. Cette fois encore, il avait
fait figure de justicier et la façon dont il avait retourné la
situation, l’ironie mordante de ses propos qui n’avaient dupé personne,
son emprise indéniable sur les événements, tout concourait à renforcer
cette aura de mystère qu’il entretenait savamment en procédant par
touches. Aussi, dans un élan de spontanéité romanesque, vint-elle se
blottir contre lui. Confiance aveugle, besoin de réconfort, refus
d’abdiquer devant le fatalisme, ou simplement un peu de tout ça et
beaucoup d’autre chose ? Il aurait voulu la serrer très fort, mais
se contenta de caresser ses longs cheveux d’un geste affectueux et
protecteur. Ils n’avaient nul besoin de mots. Le silence était
suffisant en ce qu’il exprimait d’intensité réfléchie. Simplement, au
moment de partir, il lui proposa de la raccompagner un bout de chemin
au cas où… et elle accepta volontiers.
L’atmosphère s’opacifiait à l’approche du soir. Dans le ciel,
des criaillements désordonnés attirèrent leur attention. À travers la
brume, en un triangle hésitant, un vol de grues se rapprochait ;
bientôt au-dessus d’eux, ils perçurent le froissis des plumes et
devinèrent l’inclinaison de leur cou dans la translation qui s’opérait
au sommet de la flèche. Les yeux au ciel, la citadine était
figée : elle découvrait, émerveillée, la féerie des oiseaux de
passage. Où allaient-ils ? Qui étaient-ils ? Vers quels cieux
plus cléments, vers quelles lumineuses contrées, l’instinct les
portait-il aux amples brassées de leurs rêves ? Les enfants
restèrent muets après qu’ils eurent disparu par delà l’écran des arbres
et jusqu’à ce que leurs cris se fussent dispersés dans le silence ouaté
de cette fin d’après-midi. Ce fut Pierre qui finit par briser
l’enchantement :
— L’hiver sera précoce… C’est rare de les voir passer si tôt. […]