L'orphelin de jamais.
Première partie : Les plaies de l'aurore
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Extrait 9

[…] Pour lors, il n’avait croisé âme qui vive ; cependant, il lui fallait éviter le village qu’il décida de contourner par un sentier qui louvoyait entre les haies. Une chose, à ce moment, lui fit défaut qu’il ne sut identifier au premier abord. Il s’arrêta. Il discernait à présent ce murmure imprécis de la bruine qui s’infiltrait avec insistance et finissait par le glacer jusqu’à la moelle. Il écouta mieux et brusquement comprit : le chien ne se trouvait plus à ses côtés. Pendant qu’il poursuivait ses projections mentales, Clairon, peu habitué à s’aventurer si loin de son fief — sinon durant la saison de ses vadrouilles donjuanesques —, s’était déguisé en courant d’air. Une folle angoisse lui comprima la gorge. À plusieurs reprises, il l’appela : « Clairon, Clairon ! ». Sa voix se perdit dans l’étoffe de la nuit. Il n’y voyait goutte et dut avoir recours à la lampe dont la clarté jaunâtre, rendant mouvantes les ombres et plus opaques les ténèbres, ne le rassura qu’à moitié. Du moins pouvait-il voir où il posait les pieds. Tant bien que mal, il reprenait sa marche quand une idée l’atteignant comme un coup de massue le contraignit à s’immobiliser : le cimetière. Le raccourci le menait droit vers le cimetière qu’il lui faudrait longer sur une cinquantaine de mètres. Il faillit céder à la panique et faire demi-tour. Respirant profondément, il s’obligea à comprimer les battements de son cœur. Néanmoins, les histoires d’antan tourbillonnaient dans sa tête. Le grenier de sa grand-mère… Il y avait trouvé de vieilles cartes postales et l’une d’elles l’avait grandement marqué : les feux follets en Bretagne. On y voyait, entouré de mystérieuses créatures en forme de flammes, un paysan terrorisé levant les bras au ciel et frappant le sol de ses lourds sabots ; derrière, dans un fond noir, un mur et des croix. Encore une fois, il se retourna : pas de chien. Ses chaussures avaient laissé des traînées sombres sur l’herbe. Quoi faire ? Il se raisonna et reprit sa marche, cramponnant ferme la loupiote et ébaucha un demi-sourire : au moins, au retour, serait-il armé !
    Il arrivait aux abords de l’enceinte. Instinctivement, il hâta le pas, la tête délibérément tournée du côté opposé. Soudain, il eut l’intuition d’une présence. Quelque part, une chose avait bougé. Il entendit des pas pesants. Un gravier racla la chaussée. Il éteignit. Il lui sembla entrevoir une forme spectrale qui se fondit dans l’espace. Mais qui, à cette heure ? Et pourquoi ? Il ne savait pas. Il ne voulait pas savoir et ne put empêcher ses jambes flageolantes de se mettre à galoper. Par un phénomène naturel, la portion goudronnée qui longeait le cimetière le ramenait vers le village. Au bout d’une centaine de mètres, quand il entrevit l’éclairage indécis qui filtrait à travers le brouillard, il s’arrêta, le souffle court, les tempes bourdonnantes, partiellement tiré d’affaire. Il n’avait pas rêvé ? Sur le moment, il l’aurait juré ; pourtant à présent, il n’était plus très sûr. Il eut honte de lui-même, honte de sa défaillance, de sa fuite irraisonnée. Comme si l’action le libérait de sa solitude, il repartit en trottinant sur la route et entama la descente vers la carrière. Était-ce une impression ? La lampe donnait des signes de faiblesse. La lumière baissait, il devait économiser la pile. Encore les ténèbres… Malgré la course, il avait froid. Ne fallait-il pas être fou pour sortir à une heure pareille ?
    Il mit une dizaine de minutes pour l’atteindre. Il avait perdu toute notion de distance et ne parvenait plus à juger du chemin parcouru. Les repères évanouis, seuls, le bord du fossé et la déclivité du terrain le guidaient. Ce devait être là. Le pâle faisceau lui révéla les variations du sol après l’entrée. Les feuilles luisaient. Avec ce champ de vision rétréci, tout avait l’air différent. Il passa près du cercle de pierres : le feu était mort. Il perçut des bruits furtifs dans le bois supérieur. L’oreille aux aguets, tremblant de la tête aux pieds, le geste en suspens, il attendit. Non, rien, un oiseau, un petit animal… […]

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