Terre de silence.

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Extrait 1

[…] Absorbé que je suis dans mes pensées, je m’aperçois juste à temps que mon compagnon, qui me devançait de quelques coudées vient brusquement de s’arrêter, la tête inclinée ; le sentier, qui emprunte sur quelques dizaines de mètres le fond d’un vallon perpendiculaire au versant où nous sommes est devenu paradoxalement humide et glissant. Nous longeons une prairie de prêles aux longues cannes grenat et, dans les buissons voisins, un oiseau s’est mis à chanter : d’abord, il hésite, il se tait ; puis, sans doute enhardi, jugeant ces inconnus à deux pattes sans intentions belliqueuses, il reprend son chant nasillard et nous offre un florilège de variations. Je parviens à le découvrir, perché sur une pierre et se fondant avec elle.
    — Tu connais cet oiseau ?  
    Devant mon interrogation muette, Louis enchaîne :
     — L’alouette... Tiens, écoute ! Un rossignol lui répond…
    En effet, sur un registre plus profond et plus mélodique, un second gazouillis s’élève et dont, cette fois-ci, j’ai du mal à identifier la provenance.
    La montée s’accentuant, le sentier se met à décrire des méandres entrecoupés de raccourcis pour les jambes alertes. Nous nous dirigeons à pas pesants vers ce replat décharné que j’entrevois là-bas, à travers le feuillage, et qui représente un premier palier. Soufflant quelque peu, nous arrivons bientôt sur une sorte de plateau accidenté à l’herbe rare et déjà sèche que se disputent quelques pieds de lavande et les touffes arrondies de l’euphorbe épineuse. La lointaine rumeur des activités humaines que, tout à l’heure, on percevait encore par intervalles, s’est totalement estompée : rien d’autre que le sifflement du vent dans les herbes, une impression de silence et de pureté...
    Mais voilà que ça ne dure guère. Un bourdonnement incessant nous environne bientôt : une escouade de mouches — surprises de notre intrusion dans leur domaine et au demeurant fort curieuses de la saine odeur de transpiration qui doit se dégager de nos modestes personnes ! — nous font un accueil des plus chaleureux, et d’une charmante escorte aux vibrations métalliques, nous agacent bras et visage, persuadées sans doute, pareilles à leur lointaine ancêtre du coche de La Fontaine qu’elles font avancer la machine, tant et si bien que pour ne point les décevoir, nous nous voyons obligés de prendre la poudre d’escampette en battant l’air de nos bras. Peu à peu cependant, la brise nous rafraîchit et nous séchant, finit par les chasser.
    Première halte : j’en profite pour m’avancer sur un promontoire rocheux et découvrir à ma droite tout cet ensemble en amont de la vallée qui jusqu’à présent m’était demeuré masqué. En contrebas, d’autres vestiges témoignent s’il en était encore besoin, du total abandon de la terre. À l’opposé, la ligne de crête qui détermine la frontière tombe en plaques obliques et irrégulières vers la Bévéra qui les cisaille en de profondes brèches.
    Louis qui m’a rejoint me désigne de vagues ruines sur le versant opposé.
    « Tiens ! Prends mes jumelles. Ce mur qu’on discerne à peine, c’était notre maison. En regardant bien, tu peux voir une tache violette, sur le devant : c’est le lilas en fleurs. Il paraît que c’est ici que je suis né ; en tout cas, j’y ai vécu mes premières années. »
    Il croise mon regard et poursuit : « Mais on était loin de tout : il nous fallait presque deux heures pour nous rendre au marché ! Mon frère aîné avait été obligé de prendre pension chez une vieille tante pour suivre l’école. Alors, un jour, on a déménagé pour habiter le village. Mais on avait gardé quelques prés et on revenait encore tous les ans pour aider à l’époque des foins quand j’étais jeune. Et puis, et puis… »
    La main retombe. Je le laisse appuyé sur son long bâton, le regard flou, errant dans ses souvenirs et me retire doucement afin de ne pas briser son rêve. Une fontaine récemment restaurée m’accueille par un mince filet glougloutant dans un bac en béton. D’abord surpris, je réalise soudain que nous sommes tout proches de l’un de ces larges chemins carrossables aménagés à grands coups de progrès pour les forestiers ou en cas d’incendie ; du reste, une vaste citerne se trouve en réserve à quelques mètres au-dessus, fournissant l’eau à la fontaine et à proximité de la piste qui, après avoir côtoyé notre sentier sur quelques mètres, se poursuit à travers le maquis vers les sommets de l’Albaréa.
    Désaltérés, nous dépassons la baisse de Graïa qui, paraît-il, tient son nom d’un mot patois désignant une claie tant elle est aride et bien exposée et repartons sur une pente douce qui court vers l’ubac. Toujours curieux, je ne cesse d’abreuver mon compagnon de questions aussi diverses que variées. Lui, toujours très affirmatif se fait un plaisir d’accéder à mes demandes, enjolivant naturellement certains détails et au besoin, en bon méridional — et donc avec la meilleure foi du monde — inventant effrontément ceux qu’il ne connaît pas !
    Ainsi, les larges murets au-dessous desquels nous progressons à présent ne sont-ils point — comme ingénument je le supposais — des protections destinées à protéger des éboulis et des effondrements du pierrier supérieur, mais bien les restes de constructions d’un camp retranché chargé de garder la vallée en des temps reculés. Cependant, devant mon air dubitatif et pour étayer ses dires, Louis me fait observer des assemblages de pierres géantes semblant taillées pour s’encastrer les unes dans les autres et se justifie par un de ses arguments aussi péremptoires qu’irrécusables : l’un de ses amis n’a-t-il point découvert à cet endroit même ce qu’il me décrit comme étant une fibule en bronze ? Après tout, peut-être a-t-il raison, le bougre ! [ …]

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