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LA ROUTE D'AMBAZAC.


 

Non, je ne pouvais imaginer que, cinquante ans plus tard, la route d’Ambazac recouvrerait l’importance qu’elle avait à mes yeux d’enfant ; je ne pouvais imaginer que, matin ou soir, par tous les temps et par-delà le temps, cette longue côte qui se perd dans la campagne me lancerait les mêmes appels. D’ailleurs, je ne pensais guère à l’avenir ; seule comptait l’heure présente, toute chamarrée d’émotions aussi fugaces qu’immédiates. J’avais neuf ou dix ans et allais à l’école de La Monnaie, sur cette même route ; c’est dire si elle a nourri mon enfance de ces petits riens, ces croquis familiers ou inhabituels qui, lorsque les tempes sont grises, prennent des allures de fresque.
Certes, le quartier des Ponts, là-bas, sur la Vienne, ne manquait pas de renommée, mais le nôtre, plus discret, n’en existait pas moins. En effet, sur un petit kilomètre – outre les deux ruisseaux qu’on franchit aujourd’hui sans même s’en apercevoir – se pressent sept ou huit ouvrages d’art, sans parler du pont tournant où venaient s’échouer les locomotives fourbues ; celui-ci était situé sous la passerelle Montplaisir – tout un programme ! –, passerelle à l’architecture étonnante dont les arcs en béton armé supportant les travées se dressaient comme des défis lancés aux gamins du quartier qui n’avaient de cesse d’en tenter l’escalade sous les moqueries ou les encouragements. Sous le bitume ou la voie ferrée, ponts et passerelles semblent avoir été jetés là, comme par hasard, sur cette ligne qui s’enfuit entre les maisons.
Le jeudi après-midi, avec les autres écoliers du patronage laïc, que je me rende au bassin du Champ de Juillet tout proche ou que je fasse une longue promenade dans les bois du baron de la Bastide, les noms de lieux – place Maison-Dieu, rue du Grand Treuil (treuil que je n’arrivais pas à repérer !), impasse de la Baleine, des Cros, des Laques ou des Audouines, Quai militaire – ne laissaient pas de m’intriguer et les explications recueillies n’y changeaient rien.
Et comment oublier la fausse impasse de la Joconde, plus étroite dans sa partie basse, étrange goulet vomissant à la sortie des classes des flots colorés et bruyants le long des serres d’un maraîcher qui s’étendaient jusqu’à ma route ?
Non loin de là, commençait, parallèle, le « chemin creux » ; il moutonnait entre les arbres et les prés, attirant dans ses filets des bourineurs et surtout des amoureux que nous tentions de surprendre, dissimulés derrière des buissons d’aubépine. Georges Fourest et sa Négresse blonde se le sont approprié ; pourtant le poète n’a pas la réputation d’un ami des « guérets », lui qui préférait au Chant du Départ, le « départ des champs ».
Mais si les années passées ont emporté avec elles la fumée des trains à vapeur, lorsque je monte au foyer Faugeras, près des Quatre-Routes, il y a toujours comme un voile triste sur les êtres et les choses.
Les souvenirs succèdent aux souvenirs ; tel petit bonhomme, sanglé dans ses habits bleus ne peinera plus pour hisser jusqu’au premier faux plat, le « barricou » rempli de Corbières à l’économat de la S.N.C.F., en face de l’église, lugubre comme un enterrement.
Je ne reverrai plus, adossé à la vitre de ces épiceries-buvettes que l’on rencontrait tous les cinquante mètres, le balai de genêts d’un ancien du Paris- Orléans qui, donnant désormais quelques heures à la Ville, ponctuait ainsi de pauses régulières l’avancement de son travail. Le soir, quand il regagnait enfin sa maisonnette d’une démarche chaloupée, sa femme, tout de noir vêtue, lui prenait le balai des mains et l’aidait à franchir les quelques degrés du perron en lui frappant sans un mot le bas des reins. Ce vieux compagnon de mon grand- père Sadry, qu’il avait connu « au train », m’avait pris en affection ; il m’appelait « Petit Sadry », surnom qui se transmettait au fils aîné de la famille depuis la Campagne d’Égypte, mais qui avait disparu des registres au cours des dernières générations. Quand il m’apercevait, jouant aux boules ou aux boulets avec les gamins du voisinage, sur un trottoir non borné, il ne tardait pas à nous inviter à le rejoindre devant le zinc ; comme un murmure de réprobation parcourait la digne assemblée, il déclarait d’un ton péremptoire : « Moi, j’aime boire avec les jeunes de mon quartier ! » ... et nous avalions bien vite notre verre de limonade !
Je ne reverrai plus ces retraites aux flambeaux qui déroulaient leurs orbes dorés dans les plis de la nuit. À l’étal du boucher, plus de gare des Bénédictins en saindoux, plus de glissades périlleuses au pied des fontaines gelées où les armes de Limoges arboraient un Saint-Martial de glace !
À Faugeras, le temps s’est figé ; de la fenêtre, ma mère et moi devinons la vallée de la Vienne mais les sapins entourant le château des De Catheu arrêtent net notre regard ; nous nous tenons la main, puis je la laisse à son fauteuil qui roule pour nulle part et je ferme la porte. En silence, la voiture me reconduit, dévalant sans nul besoin d’accélérer, les flancs de la colline. Dès les premiers virages, la ville est là, changeant de visage à chaque instant sous son crêpe de poussière.
Je freine doucement et je pleure…






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