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LA FONTAINE.



Lorsque j’entrouvris les yeux, je ne découvris que des visages étrangers. Ils étaient tous là, en demi-lune autour du lit, immobiles et silencieux comme à la grand-messe. Je ne reconnaissais personne alors qu’étaient assis devant moi, ma petite cousine qui semblait questionner la chaux du plafond, ses parents encore en habits de ville, le voisin charron avec sa ceinture de flanelle brûlée par endroits et mon grand-père ; un peu en retrait, debout dans un coin d’ombre, ma mère et mon père se tenaient la main, aussi pâles que les draps du grand lit sur lequel je reposais.
Quand je m’éveillai tout à fait, le soleil était encore haut et animait meubles et gens. Ma grand-mère glissait dans les plis de la couche une nouvelle bouillotte en obus de 14 et, s’apercevant la première de mes yeux grands ouverts, se jeta sur moi pour m’embrasser, suivie de près par mes parents. Alors, tout ce petit monde se mit à manifester sa joie, à me demander si j’avais froid, à m’apprendre que j’avais eu beaucoup de chance, et de s’interroger sur ma chute de la mi-journée.
À mesure que le temps passait, tout redevenait familier, je reconnaissais les intonations de chacun, les rires de la petite cousine ou la voix de basse du charron ; même la chambre dans laquelle je me trouvais et qui m’était en général interdite – c’était celle de mes grands-parents – prenait des airs de confidente. Je tardais encore à me réchauffer, mais il semblait que la vie, qui avait esquissé un simulacre de départ, revînt sur la pointe des pieds.
Pourtant, la journée avait bien commencé ! Comme à l’habitude, l’attelage du père Massaloux m’avait tiré du sommeil en rayant le silence de ses roues cerclées de fer ; comme à l’habitude, après le pain trempé dans l’écume du lait, j’avais joué avec quelques morceaux de bois, près de la petite tour où venaient pépier tous les oiseaux d’alentour. Revenant du couderc avec un regard malicieux, mon grand-père m’avait fait découvrir une courtilière encore vivante qui labourait dans ses mains, puis, j’avais « aidé » selon le mot de ma mère à la sacro-sainte lessive.
En effet, depuis quelque temps déjà, cette dernière se livrait à de ténébreuses opérations qui consistaient à transporter du linge d’un point à un autre, de remplir des seaux d’eau prélevée à la fontaine et d’aller les vider dans un énorme chaudron sous lequel elle activait un bon feu malgré la chaleur ! De plus elle assommait toute la campagne en aplatissant violemment un instrument inconnu sur les habits gonflés et en équilibre sur les pierres inclinées de la serve. Ma mère m’avait confié un large mouchoir à carreaux rouges du grand-père avec, pour seule mission, de l’agiter dans la clarté du matin sans m’éloigner d’elle.
Il est vrai que cette tâche me convenait bien, n’étant âgé que de trois ou quatre ans, et la présence de ma mère entre eau et feu prévenait ma réticence à fréquenter ces lieux pleins de mystère : si le foyer était accoté au mur du jardin, la fontaine et le ruisseau aux trois-quarts couverts de lentilles s’écartaient des bâtiments et ménageaient au creux du pré un espace qui m’angoissait : l’herbe était un peu plus haute et la pièce d’eau noire, où les voisins venaient laver, abritait quelques poissons dont je n’avais pu apercevoir que de furtifs éclairs, mais surtout, une salamandre découverte le jour où il avait été procédé au curage. Une courte saignée conduisait le trop-plein de la fontaine à la serve : je ne m’en approchais guère, le sol étant spongieux et mon père m’ayant appris qu’un serpent démesuré y prenait ses quartiers. Quant à la source, elle se présentait comme un puits, mais n’était maçonnée à l’air libre que sur une dizaine de centimètres ; un lourd couvercle en fonte de plus d’un mètre de diamètre, que je ne risquais pas de déranger, la protégeait de toute impureté et préservait sa fraîcheur naturelle. Fermement maintenu dans les bras des « grands », j’avais déjà eu quelquefois la chance de me pencher sur ce miroir dépoli et d’y reconnaître, en regardant bien, la fameuse « Vieille des veillées ».
Avec effort, ma mère venait de lever le couvercle et, après avoir tiré un seau pour rincer un drap, elle le déposa à portée de main ; puis s’agenouillant sur le bachou, elle pivota à demi pour me renouveler ses conseils de prudence. À peine se baissait-elle au-dessus de la pierre qu’absorbé par le vol désordonné d’un papillon, je faisais quelques pas en arrière pour échapper au soleil, quand mes sandalettes heurtant le muret circulaire, je basculai, tête la première, sans un cri, dans l’eau glacée. Le bruit fit sursauter ma mère qui se précipita, alors que les petits pieds, mes petits pieds, disparaissaient déjà pour la deuxième fois sous le vitré de la fontaine. Les bras immergés jusqu’à l’épaule, elle réussit à agripper une cheville qui remontait à nouveau à la surface et me hissa sur l’herbe.
Me serrant comme une folle sur sa poitrine, elle se mit à hurler.






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