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CYCLES











Il avait encore fière allure, même pendu près de la fenêtre de l’appentis, comme un animal fabuleux que l’on s’apprêterait à sacrifier à un dieu révolu. Désormais inutile, mon vélo attendait sans trop y croire depuis plus de deux décennies, que l’on vînt à le décrocher, quitte à se retrouver sous des fesses inconnues dont la jeunesse ne serait pas l’apanage principal.


Mon collègue, qui voulait « tomber du gras », selon son expression favorite, chaussa des lunettes de sept lieues, s’approcha à le toucher de mon vieux « Raphaël Germiniani«  et après avoir fait une revue de détail digne d’un juteux des plus pointilleux en marmonnant dans une barbe imaginaire, après avoir pesé et soupesé pour et contre, me proposa enfin un prix pour la bête. La somme annoncée était dérisoire, surtout si l’on ajoutait dans le trébuchet le poids des souvenirs attachés à ce petit cheval bleu de métal et de cuir qui, pendant une douzaine d’années fut à la fois objet de désirs plus ou moins identifiables, mon libérateur, confident et même entremetteur.

Certes, durant quelques mois, j’avais déjà eu l’occasion d’enfourcher une bicyclette et de faire quelques tours de roue sur les chemins de terre battue qui tissaient leur réseau autour de la maison de mes grands-parents ; c’était là que mon père, qui n’était pourtant pas bricoleur pour un sou, avait remis en état de marche, si l’on pouvait s’exprimer ainsi, son vieux clou d’adolescent qui pesait plus d’une tonne et dont la rouille s’accordait si bien aux bois limousins en automne ! 

Comme se plaisait à dire ma grand-mère Mariette aux paysans qui venaient faire souffler leurs bœufs devant la fenêtre ouverte de la cuisine, en fin de matinée, durant la diffusion à la radio des mésaventures de Panazo et de son âne Petofer, « j’étais bien trop grand pour mon âge » ; cependant, cette infirmité passagère me permettait d’apprendre à pédaler sur une machine d’homme, même si la côte de Gorre m’était aussi pénible à gravir que lorsque mon père revenant de pêche avait ce jour-là dans la musette, une avalanche de carpes « miroir »  qui ruaient comme des diablesses. J’étais donc fin prêt pour espérer devenir l’heureux propriétaire d’une bicyclette, la plus belle et la plus légère possible, qui donnerait des ailes à de futures virées dans le quartier de la gare  que j’habitais ou même dans les villages de banlieue.


Allant sur mes onze ans, l’occasion tomba à pic lorsque, pour appeler ma réussite à l’examen d’entrée en 6e, mes parents, qui bien sûr avaient deviné mes souhaits, évoquèrent une récompense qui aurait les traits brillants d’un vélo neuf. À cette époque, j’étais très bon élève, ce qui d’ailleurs changea radicalement lors de mes études au lycée de la ville ; j’étais donc parmi les rares élèves qui furent choisis par le directeur de l’école primaire pour concourir et, entre les robinets qui fuyaient ou les trains qui se croisaient dans mes révisions, il y avait toujours la place pour des bicyclettes claires qui sillonnaient la campagne. 

Dès le résultat connu, mes grands-parents paternels ainsi que mon père et ma mère cassèrent leur tirelire pour répondre à mon attente. Donc, dès notre retour après quinze jours passés à Ségur-le-Château en Corrèze, où j’avais découvert avec incrédulité, dans la quiétude d’une sieste ma première érection, nous nous mîmes en quête du futur achat.


Je jetai mon dévolu sur un demi-course bleu pâle souligné de parties plus foncées qui lui conféraient de la race, comme la guidoline qui viendrait enrouler ses rubans là où je le cramponnerai ; les routiers me paraissaient trop lourds et un peu rustauds avec leurs accessoires massifs tandis que les vélos de course étaient vraiment trop dépouillés et peu confortables sur leurs minces boyaux, sans conteste, ce demi-course Géminiani réunissait tous mes suffrages, et lorsque je pus l’appuyer contre le bac de granit, le bonheur avait fait un grand pas en ma direction.

Puis vint le temps des recommandations et des interdits : « Sois prudent, ne roule pas vite, freine peu et toujours progressivement, anticipe tes prochaines manoeuvres, privilégie les freins arrière, ne lâche jamais, le guidon, ne laisse personne grimper sur le mince porte-bagages, apprends à démonter les roues, sortir la chambre à air, coller une rustine, roule bien gonflé, n’oublie pas ta trousse à réparations, ta pompe, ton antivol et surtout, surtout, ne prête jamais ton vélo à quiconque ! » 

Après avoir fait acte d’allégeance et mémorisé quelques maniements élémentaires, après que mon cher biclou ait été ceint d’une fine plaque d’identité métallique qui était alors obligatoire, je dévalai le jardin en roue libre pour l’aller montrer à mes petits voisins qui, bien évidemment, ne pouvaient contenir leur envie et témoignaient pour certains d’un peu de jalousie ; comme je les comprenais ! Cette nouvelle promotion dans la hiérarchie du quartier me permit de me rapprocher de ceux qui possédaient déjà un vélo, en un mot, des plus âgés. Malheureusement, mon meilleur copain n’en faisait pas partie et n’avait de cesse de me travailler au corps afin que je lui prête mon Rapha.












MONNAIES ET MÉDAILLES












Quelques mois après, alors que ma résistance se brisait, je décidai, d’un commun accord avec moi-même, de braver l’interdit tant l’offre était alléchante, et Benj de me proposer de subtiliser un peu d’argent lors des courses pour sa mère, d’acheter à l’épicerie voisine des « têtes de nègre » des tubes en verre gorgés de coco fluorescent, de se procurer des pochettes de timbres à la papeterie en face de notre école, ou même de m’offrir une photo de sa soeur en chemise de nuit quand soudain une idée me traversa et je lui demandai en baissant les yeux : «  Si tu peux me trouver des monnaies étrangères actuelles ou des pièces anciennes, je serais ton homme ! »  

Il faut dire que depuis peu j’avais entrepris leur collection, ce fameux jour où chez ma grand-mère maternelle, j’avais découvert, entre les dalles de granit que l’on descellait pour dresser un plancher de chêne, quelques pièces usées de Napoléon III, que les maçons avaient déposées là en guise de porte-bonheur il y avait un siècle. Numismate en herbe, je récupérais tout ce que je pouvais, c’est à dire pas grand-chose, mais plongeai avec délectation dans le Larousse et l’Atlas familiaux qui m’aidaient à ouvrir toutes grandes les portes de voyages extraordinaires dans l’espace et le temps.

La réponse tardait à venir quand il lâcha d’un ton important : «  Cela pourra peut-être se faire. » Une semaine après, alors que je le retrouvais dans son jardin, à l’abri des regards, il sortit la main gauche qu’il tenait maladroitement dans sa poche et l’ouvrit en disant : « Tiens, regarde » : trois petites monnaies de facture inconnue rayonnaient au soleil d’hiver et j’oubliai bien vite recommandations et bonnes résolutions. 

Le marché fut conclu dans la foulée, chaque pièce devant équivaloir à un tour de quartier, un grand tour même ! L’approvisionnement était des plus fantaisistes, mais ma collection prenant un nouveau départ s’enrichit notamment d’un double sol de Louis XVI et d’un as romain au revers duquel Vesta entretient le feu sacré, qui restent encore dans ma mémoire cinquante ans après.


Quant aux timides tentatives que j’effectuais pour connaître l’origine de cette manne, elles demeuraient vaines, me conduisant à me tenir coi, ce qui en vérité m’arrangeait, car si je pressentais bien quelque chose de tordu, je préférais, tout compte fait, rester dans l’ignorance ou l’expectative. Ce n’est qu’à la veille de mon service militaire que j’appris le fin mot de l’affaire et restituais ces « monnaies-vélo » au père de Benj qui ne s’était aperçu de rien et allant jusqu’à m’en laisser la plupart.


Ainsi, ma bicyclette découvrait avec ou sans moi les rues les plus proches en général non goudronnées, les bordures de trottoir que l’on saute à toute allure en cabrant vers soi le guidon en son milieu et en faisant quasiment dans la même seconde un geste similaire avec le porte-bagages. En effet, si sa vocation première était d’assurer sans trop d’efforts et en silence le déplacement d’un point à un autre, ce dont je ne me privais guère, étant toujours prêt à rendre service à mes parents ou aux voisins pour effectuer de petites commissions et l’empruntant ponctuellement pour aller au lycée ou gagner le stade municipal outre qu’elle répondait à tout désir d’évasion et d’ouverture sur le monde, elle me révéla certaines dispositions que je semblais posséder pour l’équilibrisme et que je cultivais avec une attention et une persévérance toutes particulières.


Au-delà des concours de lenteur que je disputais en compagnie ou en solitaire grâce à la trotteuse de ma première montre gagnée à la fête foraine avec ma grand-mère, l’une de mes gageures favorites consistait à ne jamais mettre pied à terre lorsque j’avais enfourché ma monture : ainsi, après avoir descendu l’allée caillouteuse, je me rangeais contre le vantail du portail de fer, donnais les deux tours de clef réglementaires, la retirais de l’oeil de la serrure et dispensais simultanément à mon pied et à ma main droite, une impulsion pour redémarrer et entrouvrir un des battants par lequel je me faufilais dans la rue, sans manquer de le claquer lors de mon passage, au grand dam de mes parents qui n’étaient point sourds !

Là, je cherchai un trottoir dont la largeur excédât peu la longueur totale de mon vélo, son empattement, ma patience et mon sens de l’équilibre me permettant alors d’effectuer un demi-tour complet.


Comme il était loin le temps où ces mêmes trottoirs ne servaient qu’à jouer aux agates et aux boulets, ou, pour peu qu’ils soient en pente, à livrer la voie à nos traîneaux de bois dont les roulements à billes avaient été quêtés à l’usine d’emporte-pièce toute proche. Maintenant, je roulais même sur les murs à condition toutefois qu’ils ne soient ni trop hauts, ni trop étroits, ce qui pourtant me valut une chute dans un jardin amortie par un lit de troènes ; maintenant, il me fallait de la difficulté, progresser entre les rails du tramway qui étaient encore en place au milieu des pavés, au risque de s’y encastrer, passer à folle allure entre un poteau téléphonique et la façade aveugle d’une maison que seule séparait la largeur exacte de mon guidon, déraper volontairement sur les gravillons, entraînant pléthore d’éclatements, et même m’élancer avec fougue sur un tremplin de fortune que je changeais de place avec mes camarades au gré des circonstances ou de mon petit grain de folie. Bien sûr, je ne saurais omettre nos équipées à deux ou à trois dans la campagne avoisinante qui pointait le nez dans la côte du Mas-Neuf, mais c’est sans doute avec mes premiers émois que ma bicyclette bien-aimée inscrivit ses plus belles lettres de noblesse !













DÉCOUVERTES












En sixième, les cours finissaient généralement à quatre heures de l’après-midi et après une trentaine de minutes de marche, j’arrivais à la Dive où ma mère m’avait préparé une collation que je prenais sur place ou que j’emportais sur mon coursier à deux roues, ayant pour seule mission d’être revenu aux alentours de dix-sept heures pour attaquer devoirs et leçons. 

Un jour donc que je grignotais une frottée en parcourant en roue libre un quartier que je ne connaissais pas, mon regard fut attiré par l’étrange manège de deux chiens qui après s’être poursuivis en chahutant, se retrouvèrent bientôt chevillés l’un à l’autre, tout en continuant de japper et d’avancer avec maladresse sur le trottoir. Intrigué au plus haut point, je stoppai ma machine non loin d’eux et observais cette danse new style, à perdre le peu de latin que je venais d’acquérir au lycée, tandis que se renouvelait en moi le même phénomène apparu lors de ma sieste à Ségur : Irrésistiblement, et alors que Jacqueline, ma petite fiancée parisienne comme l’appelaient des amis à mes parents, avec qui j’allais chercher le lait à une ferme dominant le village se superposait à ce vivant tableau qui gesticulait sous mes yeux, je fus contraint par une force mystérieuse de frotter son pubis contre la sonnette verticale située sur l’axe de direction et c’est au milieu de tintements et d’aboiements que les chiens se séparèrent enfin et que moi, je repris place sur la selle, délivré d’un plaisir jusqu’alors inconnu. 


La deuxième expérience qui vint à jalonner une vie qui s’éveillait à d’autres sens, je la dois à Rembrandt. En effet, le fameux Hollandais avait volé jusqu’en Limousin et laissé les édiles locaux donner son patronyme à un minuscule chemin de terre bordant la voie ferrée ; son étroitesse n’avait d’égal que sa brièveté qui, avec un angle obtus en son milieu, permettait de relier deux rues distantes de deux cents mètres. Si on l’abordait par le passage à niveau, on faisait face à un raidillon qu’il convenait de gravir en danseuse et c’est là qu’un jeudi de l’hiver 1956-1957, alors qu’il était déjà nuit noire, mon phare captura, au travers des flocons qui piquetaient ma pèlerine et durant quelques secondes, un homme et une femme qui s’agitaient, se rejetant violemment de part et d’autre du chemin à mon arrivée ; je pus néanmoins apercevoir, sortant de la braguette de l’impétrant, un sexe tout vibrant, certes rouge de confusion, mais dont les dimensions hantèrent durablement mon imagination, dans ce paysage de neige que Rembrandt n’aurait jamais osé peindre.


Puis les premières amours hissèrent leur chapiteau et si mon demi-course n’en fut pas directement à l’origine, il en fut pour le moins le vecteur. Un après-midi de mai, j’avais rencontré à la fête foraine, nonchalamment appuyée contre une balustrade du manège des autos tamponnantes ou tamponneuses — deux écoles s’affrontant avec vigueur— une beauté blonde, yeux bleus, visage volontaire ; sa robe était couverte de fleurs et s’évasait vers le bas comme une corolle ! Je la pressai d’accepter un tour de piste, et sans dire un mot, elle grimpa avec moi dans le petit engin ; elle sentait bon et je lui tins l’épaule, puis, après avoir fait quelques pas dans la fête, il fallut se quitter. Lorsqu’en rougissant, j’embrassai Anne-Marie sur le front et lui demandai quand nous pourrions nous revoir, la seule réponse que j’obtins fut son adresse, au premier étage d’une maison voisine de la prison de la ville ; elle apparaîtrait au balcon à claire-voie, les jours prochains après le dîner ! 

Il me fallait traverser quasiment tout Limoges, mais l’amour avait un prix — je le savais déjà — et mon Géminiani un moteur dans le pédalier. Les premiers jours de juin me virent donc hanter le quartier du Champ de Foire alors que le soleil étirait des ombres immenses entre les maisons bourgeoises ; mes parents avaient coutume de prendre le repas du soir assez tôt et la vaisselle rapidement lavée, j’allais faire un petit tour. Même si elle était absente à mes premiers passages, je finissais bien par l’apercevoir, à son balcon, moi, dressé sur mes ergots, pardon mes cale-pieds, elle se penchant comme une Juliette pour collégien tant et si bien que sous certains angles, j’arrivais à deviner sous sa robe, là où les jambes semblent disparaître, des éclairs blancs qu’il me plaisait d’identifier et qui suffiraient à mon bonheur, puis je rentrais à la Dive avec dans l’escarcelle, quelques baisers échangés de loin en loin. 

Après plusieurs semaines de ce régime qui somme toute pouvait me convenir, car je n’étais guère hardi, et sans que rien ne le laissât présager, ma Dame ne réapparut plus à sa tour et je repartis en appuyant avec mollesse sur les pédales. Renseignements pris, ses parents avaient déménagé à la fin de l’année scolaire et mon vélo resta longtemps appuyé contre le bac de granit ; moi aussi j’étais entré au Carmel et ne la revis jamais.














LINE ET LINE












Je n’écoute pas ce vieux slow rock interprété par les Chaussettes Noires sans qu’une nuée de souvenirs et d’émotions ne se posent sur moi. Certes « Line » gagne à être entendu dans sa version originale par les Everly Brothers, certes l’autre adaptation française, « Pendant les vacances » ne manque pas de charme, mais seules la voix d’Eddy et les paroles qu’il a écrites peuvent évoquer mes deux« Line » les miennes ! 


La première, je l’ai toujours connue et sans aucun doute toujours désirée ; c’était la grande soeur d’un voisin, je la voyais plusieurs fois par semaine, mais ma timidité exacerbée empêchait toute tentative ; peut-être prenait-elle un malin plaisir à cette situation, comme cet après-midi particulièrement chaud, alors qu’avec son frère, j’étais allongé sur une couverture à l’ombre du grand tilleul, en train de bouquiner les exploits de Coplan ou d’Hubert Bonnisseur de la Bath.  Line, qui ramenait mon vélo que nous avions eu à réparer dans le garage de ses parents, s’attarda avec nous, me demandant si elle pouvait poser le pied sur mes reins pour franchir lestement nos deux corps en courant ; forte de mon accord, son pied débarrassé de sa sandalette imprimait sa chaleur fugace à mon dos, ce qui me convenait bien, lorsqu’elle me suggéra de me retourner pour réitérer son petit jeu, en s’appuyant cette fois sur ma poitrine : c’était un peu rapide à mon goût, mais la place était imprenable et elle riait, riait et moi si j’étais rouge, ce n’était pas la faute au soleil, mais à la lune !

Mon engouement se précisa lors de la fête de la Saint-Jean, quand elle me requit afin que je la conduise quelques rues plus loin, au bûcher que nous avions dressé avec les copains et des habitants du quartier : assise en amazone sur le frêle porte-bagages, elle avait passé ses bras nus autour de mon bassin, une de ses mains agrippée à la pointe de la selle à tel point que ce qui devait arriver arriva, et qu’avec la complicité des trépidations et des étoffes froissées, au milieu de la petite foule bruyante et bariolée, je fus secoué pour la deuxième fois sur mon vélo, par un spasme libérateur qui me contraignit à mettre pied à terre tandis que ma petite Line s’exclamait : «  Mais Gérard, pourquoi t’arrêtes-tu ici ? » 

Le temps passait et je m’enhardissais, n’hésitant plus à lui voler quelques baisers dans le cou et arrivant même à la saluer en serrant son sein droit dans ma main volontaire, tant sa poitrine en poire invitait à la cueillette. Un jour, après que j’eus bravé les pavés disjoints de la côte conduisant au stade municipal, elle vint me rejoindre à la piscine d’été ; je pus enfin la voir pour la première fois au mieux de ses formes et quand elle dénoua ses longs cheveux noirs qu’elle portait toujours en chignon en s’avançant à ma rencontre, en souriant, je me réfugiai bien vite dans le chlore du grand bassin, une main accrochée au crachoir ceinturant l’eau clapotante et libérai sans honte en fermant les yeux des milliers de spermatozoïdes qui ne la tutoieraient jamais.

C’est à la même époque, alors que plongés tous deux dans la pénombre de ma nouvelle chambre située au rez-de-chaussée sous les appartements de mes parents absents et qu’adossée à mon bureau de chêne, elle me permettait de lisser d’un doigt malhabile ses cuisses et sa culotte en satinette, nous fûmes soudainement pris dans les rets des phares de la deuch de mon père grimpant l’allée et pivotant pour gagner le garage. Inutile de dire que mes ardeurs retombèrent à leur niveau le plus bas, que ma lampe de travail se ralluma, et que Line, un cahier sous le bras, s’enfuit dans l’ombre de la nuit. Peu de temps après, mon père qui était fin connaisseur, me demanda d’un air rusé si « ça marchait toujours avec la petite voisine ».

Quelques années plus tard, nous avions enfin convenu de « sortir » ensemble ; comme le soleil jetait ses derniers feux sur le heaume verdi de la gare, nous nous retrouvâmes pressés l’une contre l’autre, sur un banc du jardin public ; l’endroit était à l’écart des allées empruntées par les enfants et les promeneurs, et je venais juste de dégrafer le soutien-gorge de Line, plein aux as, comme il se doit, pour faciliter une petite visite de courtoisie, quand elle poussa un cri : elle venait d’entrevoir à la fenêtre d’un immeuble surplombant notre havre de paix, un individu qui, d’une main suivait de près les opérations à la jumelle et de l’autre, semblait atteint de la maladie de Parkinson. La partie de badinage et de patinage trouva là son terme, et main dans la main, nous regagnâmes la maison à pied, le vélo de mon adolescence étant déjà définitivement rangé, sinon oublié !


Ma deuxième Line était plus âgée que moi et fréquentait la classe de seconde. Dès notre première entrevue, elle me confia partager le même amour pour la poésie et s’engagea à me prêter son Lagarde et Michard du XVIIIe siècle afin que je puisse découvrir les poètes préromantiques dont j’ignorais jusqu’au nom : Léonard, Parny, Saint-Lambert ou autre Delille n’eurent bientôt plus aucun secret pour moi, et je résolus de découvrir aussi ma bienfaitrice. 

Elle me recevait chez ses parents, dans sa chambre minuscule dont la large fenêtre s’ouvrait sur l’avenue, en face de la caserne. Ces rendez-vous des jeudis après-midi ne manquaient pas de piquant. Bien sûr, j’y accourrais tout fringant sur mon deux-roues bleu, l’accotais sous le porche entrebâillé, verrouillais l’antivol et montais l’escalier, le coeur allègre, sachant qu’elle m’attendait en culotte et soutien-gorge blancs sur son cosy de jeune fille. Il arrivait toutefois que ses parents fussent encore là, ou qu’elle-même ne soit pas encore rentrée ; son père, professeur de langue et pédéraste notoire, m’offrait alors un digestif et se déclarait prêt à me donner des cours très particuliers ; quant à sa mère, une belle femme que les ans commençaient à faner, si elle se trouvait seule à son tour, elle ne me payait que le café, me parlait beaucoup de sa fille, mais n’avait de cesse de se rapprocher en minaudant tout en serrant les lèvres sur de longues cigarettes à bout doré qui m’entêtaient ; heureusement, ma Line ne tardait jamais et me sauvait in extremis ; il m’arrivait enfin de croiser quelquefois dans l’escalier une brune à cheveux courts dont le regard ambigu me mettait mal à l’aise : peut-être une élève du papa, peut-être…

Toujours est-il que j’attendais les jeudis avec impatience, et s’il n’y avait jamais de consommation classique, nous nous livrions cependant à certains commerces charnels qui, si mon sexe n’y eût fait obstacle, s’apparentaient de près à la fricatelle chère à Brantôme ; de plus, pour corser l’affaire, Line inventait des jeux pervers qui me rebutaient au départ, mais me comblaient à l’arrivée ! En fin de séance, je changeais de monture et sortais par l’entrée charretière pour ajuster mes cale-pieds en écoutant avec une indicible fierté les sifflets et les plaisanteries égrillardes des appelés en faction aux ouvertures les plus hautes de la caserne qui pouvaient faire un compte rendu très détaillé de la qualité de notre prestation. Je rentrais à la Dive comme un héros fatigué pour m’entendre dire par mes parents qui auraient pu officier à l’époque de l’Inquisition : « Tu as bien les yeux cernés, qu’as-tu fait tout ce temps ? »  Je rétorquais invariablement : « On s’est baladés avec Gili et Hub, nous avons fait un grand tour. » Et l’idylle continuait…

Un jour, je trouvai ma désirée tout habillée sur le lit, le front brûlant, une toux sèche agitant son pauvre visage et sa poitrine ; elle m’avait déjà confié avoir des problèmes pulmonaires, mais entre deux étreintes, je n’y avais pris garde. Après m’avoir embrassé en fermant les yeux, elle me chuchota de prévenir un médecin ; celui-ci vint rapidement, et après qu’il l’eut auscultée avec sérieux, il me prit à part et me parla d’hospitalisation. Je décidai d’en aviser sa mère et après avoir dévalé les escaliers quatre à quatre, je bondis sur le vélo, traversai toute la ville et arrivai enfin à l’entreprise où elle occupait le poste envié de secrétaire de direction ; il me fût indiqué à l’accueil, avec un petit sourire, que la mère de Line était actuellement avec le directeur en train de faire un inventaire dans une remise, au fond de la cour. 

Je tambourinai sur la porte qui s’ouvrit après quelques murmures sur la belle-maman reboutonnant son corsage, tandis que rouge de confusion, Monsieur donnait un cran de moins à la ceinture de son pantalon. Je ne revis Line qu’une seule fois, elle me dit aller beaucoup mieux !


Maintenant que je ne pédale plus que dans la choucroute, maintenant que Poupou a l’âge d’Hérode, j’ai encore sous les paupières, à l’instant où le sommeil s’empare de moi, un fil bleu en pointillé qui se tord dans tous les sens et finit par disparaître au travers de visages de jeunes filles aux longs cheveux.




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Avant que tu t'en ailles.
Etangs