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MARCHE BLEUE.



Quand je me promène autour de ma tête, je m’habille chaudement car le soleil n’arrive jamais à forcer les nuages ; le vent omniprésent semble venir tout droit de Norvège et, si je m’écarte, ne serait-ce que de quelques kilomètres du tracé le plus ancien et d’ailleurs le plus commode, je rencontre de larges plaques de glace que le temps grignote.
Je n’entreprends ce périple que lorsque je suis à bout, que les cris succèdent aux cris et que la musique, même celle que j’ai choisie, creuse inlassablement ses galeries funestes. Je sors par la porte de derrière, comme en Louisiane, celle qui donne directement, là-bas sur les bayous, ici sur les champs et les bois. Dans la musette, il y a des vivres pour un ou deux jours et mon bâton de houx est bien ferré. Certes, je sais que je retrouverai bientôt mes bûchettes, le livre suspendu au-dessus de mon lit, dont les pages, tournées lentement, laissent échapper dans le jour naissant, quelques mots des plus suaves que je m’empresse d’assembler sur la couverture de lin ; bien sûr, je sais aussi que le retour n’est jamais agréable et que la petite porte, entrouverte comme si elle m’attendait, incite plutôt à repartir tant l’odeur qui s’en dégage peut être pestilentielle.
Ce matin-là, je quittai ma tête précipitamment, tout escorté de vociférations discordantes qui ne s’éteignirent que lorsque j’eus franchi le tuquet qui fait face à l’oreille ; si je m’en éloignais assez, cette dernière apparaissait comme un greffon monstrueux, plein de circonvolutions qui avaient l’air de changer de forme au fur et à mesure que je me déplaçais et d’où émergeaient quelques excroissances chevelues. Plus loin, alors que la marche devenait difficile entre les arbres que la tempête avait mis à bas et la neige durcie par le gel, je pouvais découvrir cette tête dans sa finitude, à demi sertie dans des rocs de granit qui affleuraient en nombre sur ce bout de campagne. Le cou, le menton, la bouche et même une partie de l’autre oreille n’étaient plus visibles, et seuls le nez et les yeux, qui bien évidemment avaient la fixité des pierres, me rappelaient quelque chose ! Quant au front et au sommet du crâne, aplatis comme par une force mystérieuse, ils étaient recouverts de mousses et de branchages que le vent animait d’un souffle obstiné et rageur.
Je ne sentais plus le froid et grâce à mon bâton ferré, je progressais sans peine, même dans les passages les plus malaisés. Il me fallut ainsi sauter un ruisseau qui devait prendre sa source non loin du nez qu’on apercevait en surplomb, après avoir gravi une petite colline au sentier si tourmenté que celui qui l’avait tracé avait dû le faire sous la torture ! Je connaissais bien cet endroit pour y avoir plusieurs fois rompu la miche, en contemplant la tête et les prés alentour ; je ne peux pas dire que cela aiguisait mon appétit, mais je n’en étais pas contrarié pour autant ! Lorsque j’avais trop flâné ou pris le chemin des écoliers, je trouvais en général refuge pour la nuit dans ce cimetière de voitures, ce qui ne me conduisait finalement pas à faire un grand détour. Comme d’habitude, je choisis la Cadillac rouge, depuis longtemps éviscérée, mais qui conservait encore une ligne de jeune fille ; elle était un peu à l’écart des autres, peut-être pour signifier sa singularité ou, peut-être, pour proclamer qu’elle seule avait affronté l’Atlantique, un demi-siècle plus tôt, comme Alain Bombard.
Engourdi par le froid, je me laissai pourtant gagner par le sommeil et je fis un trip étonnant, traversé d’amours adolescentes entre Wurlitzer et drive- in ! Je me réveillai tôt, avec la gueule de celui que sa mère avait mal bordé ! L’itinéraire que j’empruntai alors me rapprocha de ma tête dont je ne parvenais pas à détourner mon regard ; elle reposait, non loin de là, sur la gauche, comme un hochet bizarre, abandonné parmi des ruines. En fin de matinée, j’arrivai près du nez et je pris le temps de l’examiner à loisir ; il n’y avait aucune activité et seules quelques grappes irisées, mais au contenu indéfinissable, étaient encore fixées aux parois ; je m’avançai sans pouvoir les atteindre, même avec mon bâton ; après avoir tenté en vain de scruter plus avant les ténèbres, je fis demi- tour, un peu dépité par cet échec, et poursuivis ma route.
Le soleil pouvait être au zénith quand je fus en vue de la petite porte blottie derrière l’oreille ; si l’odeur était toujours présente, les cris avaient cessé et je poussai l’un des battants, plutôt rasséréné. J’entrai. Dans une pénombre inhabituelle, je trébuchai sur les dalles du couloir ; je distinguai une forme par terre, c’était un corps, étendu là. Il portait un ceinturon, dont la boucle de cuivre réussissait tout de même à accrocher quelques traits de lumière et qui ressemblait fort à celui que mon père m’avait donné avant de disparaître. Lorsque je me penchai vers cette poitrine que nul souffle ne soulevait, je crus reconnaître mon propre cadavre !






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