Étangs.




Dans les étangs d’airain, je n’ai jamais su voir que des couvercles froids ;les arbres les évitent, les dérobant parfois au regard des nuages.
Je n’ai jamais su voir que des cils animés, sur des yeux sans prunelle et des fleurs sans iris, que des ronds s’enfuyant au milieu des carpeaux, dans la noire retraite ignorée de la nuit, vacuité du destin triste comme la vie, et le vent en maraude qui lisse ses cheveux au flanc de la chaussée ; je n’ai jamais su voir que la rouille des fleurs sur le ramier* rouillé, agonie de l’automne aux mains avec l’hiver ; le jardinier volant caresse ses outils et je baisse la tête.
Dans les étangs tout blancs, je n’ai jamais su voir que la glace bornée aux rives indécises, que des branches à bas sur le bord du chemin et quelques pas d’oiseaux dans la neige au matin. Dis-moi l’eau des étangs vit-elle l’aventure comme les sources pures et les fleuves meurtris ? Je n’ai jamais su voir que la herse de mars lacérer à grands cris leur ventre de notaire, que la barque à son port, figée pour des voyages qui ne commencent pas.
Je n’ai jamais su voir que les rides des choses, que les rides des roses ; pourtant quand vient le soir, je sais que les eaux brunes l’allument dans le noir ; et voici les chevaux, la calèche, ses ors ! La belle en capeline descend en murmurant dans des langues étranges des mots comme des fruits — J’aimerais être un fruit — ; je sais que dans les eaux virant autour de moi comme un toton cruel des armées s’amoncellent aux marches des palais et de blanches montagnes dans l’embrasure du ciel, laissent tomber des larmes sur le front des mourants.
J’ai piétiné l’hiver et je sais maintenant que le fond des étangs contient le monde entier : les plantes les plus rares, les maisons, les bateaux, les rentiers minuscules qui passent en auto avant le crépuscule, ces boîtes entrouvertes où les amours combattent, où les vertus s’affrontent, où les peuples débattent dans l’opprobre et la honte.
Peut-être en cherchant bien, là où l’eau est profonde et la chaussée ombreuse, en incurvant le buste sur les scintillements, je pourrais retrouver pour une simple tierce, l’endroit où je suis né, où j’avais pris sa taille, ses lèvres et son cœur avant que la folie, dans sa barque de fleurs, ne berce dans l’étang son corps épanoui
.

* ramier : grille placée en amont d’un étang

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