Hiver.



La villa de la Dive était séparée de la rue par une longue allée en pente douce bordée de pivoines et de poiriers ; l’entrée charretière, avec ses deux arceaux accotés aux piles de granit et son grand portail de fer à vantaux, marquait d’un trait définitif les limites d’un monde qui ne m’appartenait pas et que je n’avais nulle envie de m’approprier.
J’habitais la Dive avec mes parents ; j’avais dix ans et j’appréhendais le jour où le lycée m’engloutirait, toutes grilles dehors, avec ses rites et ses mystères. Pour l’heure, j’étais le maître du jardin, régnant tel un hobereau secret sur tout un peuple de buis, de troènes, de fleurs et de légumes ; les petits arbres étaient mes valets et le chat noir de la maison se prêtait volontiers à mon théâtre imaginaire tandis que ma mère accoudée à la fenêtre laissait errer un regard bienveillant sur les êtres et les choses.
Les saisons m’entraînaient dans leurs joutes circulaires, chacune avec des recettes éprouvées, métamorphosant tour à tour l’univers clos de l’enfance où seul le campanile de la gare des Bénédictins, qui semblait parfois s’incliner vers moi, me signifiait sans équivoque qu’une ville existait autour de mon jardin.
Certes, j’aimais le printemps aux écorces juteuses, l’été immobile et triste ou l’automne en bandoulière de couleurs, mais c’était l’hiver que je préférais, allez savoir pourquoi ! Peut-être était-ce parce que les nuits sont longues et que je croyais rêver plus longtemps ? Peut-être était-ce parce que, souvent malade, je restais alité des semaines durant au milieu de la chambre ? Celle-ci possédait de hautes ouvertures devant lesquelles le jardin tordait ses pauvres mains, puis entrait tout entier quand je fermais les yeux. Peut-être aussi était-ce simplement parce que la neige d’alors, plus blanche qu’aujourd’hui, plus dense aussi, étouffait de son écharpe de coton la rumeur de la rue et, si la bise livrait quelques fois ses états d’âme, je n’entendais plus le vent d’Ouest, avec son équipage tout rempli de trains, de sirènes ou de cloches que la Vienne et sa vallée semblaient lui disputer.
Hiver, saison de silence et d’enluminures où le givre découpe à cœur-joie des arabesques compliquées sur le seuil et le banc de pierre ! Hiver, où seul le chuintement de la bouilloire accompagnait mes interrogations, volets mi-clos sur l’immense cathédrale brasillante du feu pâli du Grand Nord ! Hiver qui creusait sans faillir un fossé entre l’âpre quiétude du foyer et le reste du monde, détachant mes moindres gestes à la hache ! Hiver des jeunes années, quand ma mère améliorait l’ordinaire en piégeant les merles ! Un cordeau jeté à même le sol, sous les tilleuls, avec deux ou trois hameçons où s’agitait quelque esche non identifiée et le tour était joué : leur petit corps dépouillé rissolerait bientôt dans la marmite de fonte, envahissant de leur odeur le vaste escalier de bois qui était comme un pont fantastique entre ceux du jardin et ceux du haut, la bonne et mes parents.
Hiver 1956, quand mon père revenant de son travail de nuit et poussant le portail bloqué par la neige surprit non sans étonnement derrière un massif de buis un homme sans âge, mais avec un fusil chargé, en quête de gibier !

Les loups rôdent maintenant dans ma tête et l’hiver n’est plus que sortilèges et maléfices ; je ne te maudis pas, tu peux même couler ta chape plombée sur mes jeux les plus chers, je descendrai bientôt l’allée blanche sans pivoine ni poirier avec son portail de fer grand ouvert… sur la mort.

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