Le faiseur de cribles.



Un crible est instrument percé de mille trous qui sert à nettoyer et trier le grain. Le père de mon trisaïeul paternel, Georges Frugier dit «Sadry» était faiseur de cribles, un bon faiseur sans doute, si I'on en juge à son petit domaine de La Thiverie, entre la Gorre et la forêt.
J'avais douze ans à peine, lorsque je découvris d’une manière des plus fortuites, l’existence, si j'ose dire, de cet homme qui avait servi en Egypte dans les rangs du Petit Caporal. C'était durant l'hiver alors que je passais des vacances auprès de mes grands parents, dans la vieille maison familiale. Marie, ma grand'mère, avait entrepris de faire la «bugeade» dans un grand cuvier posé sur quelques pierres dans le couderc ; le feu prenant difficilement, elle l’attisa à grand renfort de soufflet et en l’alimentant de bois sec et de papiers jaunis qui se déroulaient dans les flammes en laissant apercevoir par instants, des langues d’écritures mystérieuses. Fasciné devant ces lettres qui se tordaient dans tous les sens, je tentais de soustraire quelques-uns de ces manuscrits au feu grandissant.
Quelle ne fut pas ma stupéfaction, lorsque je remarquai des filigranes et des cachets datant de Révolution ou de l'Empire, et surtout des dates qui avivaient mes rêves d'enfant : An II, Floréal, Messidor et caetera !
Il s'agissait dune brassée d’actes notariés que la pauvre femme livrait, sans aucune malice, aux nécessités de la lessive. Mon père se pencha avec moi sur ces tranches de vie arrachées au passé et me permit de tutoyer quelques lignées bien oubliées. Peu de mois après, je trouvai dans une aile du grenier, deux ou trois vieux blutoirs rongés aux vers que mes parents donnèrent au meunier de Saint Laurent, en échange d'un cent d'œufs dont le jaune était rouge brique.
Mon père n'est plus, la maison a été vendue à des étrangers, je ne pêche plus la rivière de mon enfance, mais dans ma tête il y a encore quelques grains à moudre et je pense souvent à l’ancêtre faiseur de cribles : je sens l’odeur des voliges de châtaignier qui reposent endormies contre les dalles de granit ; je devine les cribles suspendus dans la pénombre de l’atelier, avec leur diamètre, leur contenance, leur maillage différents; les cribles, les cribles, il me les faut tous et rapidement, j'ai tant à faire !
J'ai interrogé tous mes amis, mes voisins, j'ai cherché des adresses sur le bottin, sur le Web... Hélas, il n'y a plus rien, plus de faiseur de cribles, le métier a disparu dans les douves du temps et, seuls quelques cercles viennent à en rider l’odorant souvenir…

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