LA VÉRIFICATION

Le bar


On ne voyait pas grand-chose de l’extérieur. La vitrine était étroite, en partie peinte. Plus exactement, elle était repoussante, une invitation aux initiés et une offense aux promeneurs. Et il n’y avait pas de promeneurs. Tout le monde connaissait l’adresse, apparemment. Ça rentrait et sortait en fournées empressées, parlant haut et fort. On s’encourageait de la voix. On allait boire et se confier. Mais personne ne quittait l’endroit saoul. Ils étaient des habitués, avaient de la tenue, une éthique, malgré leurs vêtements ternes, sans style. On ne venait pas y prendre un pot divertissant. C’était sérieux, pas du tout badin. Paul lui chuchoterait plus tard : “ Les alcoolos meurent à petits feux, pas de cuites flamboyantes et publiques. Ils dégueulent chez eux, pas ici. Le patron n’en voudrait plus ”.
Ils s’engouffrèrent dans un court vestibule, un mètre, pas plus. Il constituait un sas, une isolation avec le dehors. Ils se faufilèrent entre deux pans de rideaux successifs, lourds comme des murs de pierre. A l’instant où Simon les creva en tendant le cou, il prit une claque sévère, une douche qui lui rinça l’esprit. Le bouge était rutilant à l’intérieur. Il sentait le neuf. Il était climatisé et ventilé, aucune fumée de cloaque ne traînait dans l’air. A la place, flottait la fluide énonciation des accords de jazz, rythmés d’une allègre concision. Il fixa les enceintes high-tech, quadriphoniques et discrètes. “ Il met aussi du Bach et des opéras italiens ”, souffla Paul.
Il s’était arrêté, muet devant ce spectacle. Maintenant, c’était lui qui craignait de salir, et non l’inverse. Comment cet endroit, qu’il considérait être les bas-fonds, pouvait s’offrir une telle opulence ? Il posa la question à Paul. “ Les trafics prospèrent. Le patron touche un pourcentage, j’imagine ”. Bien, se dit Simon, c’est Borsalino, le gangstérisme chic. “ Pas d’enquête gênante, c’est une zone neutre, utile à tous les bords de la société ”, précisa Paul. “ Tu es sûr ou tu imagines ? ”. Paul expliqua qu’il s’en foutait. Le bar, “ Chez Tronche ”, devait son nom au type imposant qui trônait derrière le marbre interminable. Il était toujours de mauvaise humeur, ogre revêche et dissuasif. On payait comptant, jamais d’ardoise, on ne se fâchait pas avec le maître de céans. Le vieux prit plaisir à continuer le descriptif. Il tira Simon par la manche et ils s’installèrent sur une table. Il enchaîna sans temps mort. La caisse était tenue fermement par une poupée blonde d’un mètre cinquante-huit, strictement gainée de noir, galbée comme Barbie elle-même, sauvée des griffes de gamines malhabiles. Simon cilla devant la précision du chiffre. Paul lui montra une toise accrochée sur le côté. Elle était à un mètre cinquante-huit du sol, un parquet très soigné. La Tronche avait sa théorie sur la fréquentation. Il redoutait les complexés, les minuscules roquets, défoncés ou enragés. En conclusion : “ Si tu passes sous la toise, tu dégages ”. Pour lui, ils étaient source de zizanie. Evidemment, personne n’avait osé une deuxième question. Le silence s’imposait quand le molosse vous surplombait, un quintal et demi, un crâne rasé, des yeux enfoncés dans les orbites, prunelles vrillées d’une solitudes sans âme, des mains de phénomène de foire, propre à vous déchausser la tête des épaules avec l’entrain d’un assassin légèrement soupe au lait. La contradiction attendrait sur le pas de la porte.
Ses doigts, bâtons grossiers mais délicats, faisaient voltiger verres et bouteilles avec la prestance d’un prestidigitateur. Imperturbable, le géant les saisissait au vol sans les briser, effleurait à peine ces oiseaux fragiles, versait en un éclair et ne perdait pas une goutte. Il surveillait son royaume d’un panoramique aigu et lent. Chacun se sentait alors menacé jusqu’à la moindre cellule, même cachée au fond des tripes. Quand le patron aboyait, l’air sifflait au-dessus des têtes, une pause figeait les conversations. Un code implicite régissait l’ordre du lieu, créant une sourde inquiétude qui ne s’assagissait qu’au bout d’une longue pratique.
Simon était fasciné par le monstre. Paul le secoua : “ Arrête, ce n’est pas lui le cerveau. Il est tout juste mélomane et comptable ”. Il braqua de nouveau Simon sur la blonde. “ C’est Barbie qui cogite. Il la respecte, crois-moi. Le coup de la toise, c’est aussi parce qu’il se figure, à mon avis, qu’elle aurait envie de dorloter un mec nageant dans les parages du nain ”. “ Les parages du nain ” ? Il en parlait comme d’une île. Il ne valait donc pas mieux inspirer la commisération de la dame. Son bourriquet lui avait offert en guise de lardon un inévitable caniche, trié sur le volet, descendant, à ce qu’il paraissait, de “ Louis XIV himself ”. Drôle de génétique. Mais Barbie s’entichait d’histoire royale, pérorait, voix haut perchée, sur le nécessaire retour à la monarchie. A l’ancienne, comme chez papa, de droit divin, graissée au saint-crème. D’ailleurs, c’était la seule discussion politique possible. Le malheureux qui insistait sur la dure subsistance des masses laborieuses la faisait monter au-delà du couinement. Le sombre mélomane s’amenait en traînant son quarante-neuf fillette et bottait le malotru jusqu’à la huitième vertèbre, lui fourrant le coccyx dans le gosier.
Il circulait sur le sujet l’anecdote savoureuse d’un coincé du bulbe qui n’avait pas vu venir le coup. Il avait fini paraplégique. Il avait porté plainte et avait perdu le procès car Tronche avait des relations. Pour le Noël suivant, cet être sensible avait envoyé à sa victime un jeu d’osselets prélevé sur un squelette de veau. Avec l’élégant paraphe : “ Pour vos soirées d’hiver, aimablement vôtre ”, le tout anonymement, bien sûr.
Paul avait failli se faire virer la première fois. Il était entré par hasard, fatigué des troquets bruyants. Sa syntaxe, son vocabulaire, et ses billets exposés sous le nez de Tronche lui avaient sauvé la mise. Il avait surtout pris garde de ne pas ouvrir le col de son manteau. Il était sorti ce soir-là en pyjama. Puis il avait fait son trou. Toute la clientèle était véreuse ou dépressive. Mais elle possédait éducation et distinction, du charme éventuellement. Même les prolos de service. Ils avaient tout lu. Tout. Leur amusement favori était de plumer au Trivial Pursuit les magistrats ronflants, les flics divorcés et les cadres encanaillés, tous ceux qui avaient de hauts revenus. Ça leur permettait de compléter leur chômage ou leurs salaires à temps partiel. Sarcastiques, ils se disaient précaires, sans le sou. La pitié avait bon dos.
Et les femmes ? Il y en avait quelques-unes unes ; le plus souvent, “ des favorites ” comme le jetait la Barbie aigrement. Ça évitait de fâcheux remous. Leurs protecteurs les entretenaient dans des garçonnières, avec la descendance illégitime et la belle-mère en supplément gratuit dans certains cas. Quand ils débarquaient avec leur jolie plante, ils proclamaient à l’auditoire que “ leur cousine ” ( suivait le blase de la dulcinée, atrocement ringard, du genre : Geneviève ) était présentée à la maisonnée. On se taisait, prenait date, mensurations et photomaton. Puis les conversations repartaient. C’était un rite.
Les pauvres, même renfloués au Trivial, n’amenaient pas de femme. Ils admettaient à demi-mot que c’était un sport de riches. Un copain de Paul lui avait avoué, au bout d’un terrible effort introspectif, pour faire dans la prose technique : “ Moi, je me contente d’éjaculer de droite et de gauche. Je suis déjà amoureux ”. Pas moyen d’en savoir plus sur l’énigmatique ellipse. La carpe avait gobé le reste, mais pas l’hameçon. “ Le secret, le secret ” scandait-on. Le secret. Indispensable antiseptique à la vermine qui s’étale et embrouille la compagnie. C’est vrai, les rideaux faisaient penser à une chapelle transformée en confessionnal. Or, on n’était pas à confesse. En cas d’épanchement criminellement baveux, on tailladait joyeusement “ les flûtistes ”, “ les rois du pipeau ”.
Finalement, admit Paul, il y avait des crapules et des violents dans le nombre, pas que des enfants de chœur. Mais ils étaient dosés dans une juste proportion. Et tellement polis. Ils étaient infusés dans la liqueur raffinée sans qu’ils en altérassent la robe brillamment colorée. Pour les affaires, ils avaient à leur disposition deux ou trois petites salles à l’étage, avec tout le confort moderne. Un malfrat de seconde zone avait poussé un peu loin la charrue en y montant en galante compagnie. Tronche aurait passé l’éponge, mais sa “ demi-sec ” ( les surnoms fleurissaient abondamment ) était entrée dans un vert courroux. “ Laisse-les bicher, puis tire-le par les narines, je vais lui apprendre à limer du ventre chez moi ”, avait lancé la monarchiste, leste et caustique. Son gracile mari n’avait pas que des cocktails sur sa carte de spécialités. Le tirage en question le voyait enfoncer les doigts jusqu’à la cervelle. Généralement, le type était assez rapide pour sauver son cartilage. Il sautillait comme un chat sur une poêle brûlante. Dans le cas contraire, il y avait du nettoyage. Au retour, Tronche se frottait les mains avec ce commentaire : “ Il respirera mieux maintenant ”. Inutile d’évoquer le tirage d’oreille, pratiqué également, et nettement plus traumatique.

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