LA VÉRIFICATION

La gare


C’était dans une gare, un dimanche.
Il n’avait pas attendu dans la rue, assis dans la voiture. Il avait tout manigancé, à la façon d’un traître pathologique. Ça n’avait pas traîné.
La veille, il avait saisi le taureau par les cornes, c’est à dire, tranché à vif le silence pesant et irrespirable qui les murait, lui et Carole. Il lui avait simplement dit : “ Bien, puisque tu veux revoir Yves pour réfléchir… ”. Puis il s’était tu, appuyant la suspension, tordant le visage de Carole avec un oreiller invisible. Il la défia, la mesura, alors que dans cette pénible dilatation, la peur s’emparait d’elle. Elle n’avait pas dormi, sa peau sous les yeux s’évasait en coulées de lave molle. Déjà, il avait conquis une distance par rapport au soir précédent. Théâtralement, il s’était affalé sur le canapé, pour signifier qu’il réagissait, que lui aussi pouvait se mettre à faire des moulinets intempestifs et coasser des bravades romantiques. Elle avait gardé le lit toute seule pour ramper désespérément sur sa rocaille. Lui avait connu une nuit propre, sans le moindre rêve. S’il avait pu le chanter. Au matin, elle n’avait pas osé le réveiller ; elle faisait les cent pas dans la cuisine, marmonnant un chapelet de prières martyrisées.
Ce n’était pas elle qui allait descendre du train.
C’était une petite ville, à mi-chemin entre deux grandes, un désert tranquille qu’on aurait pu rayer de la carte sans éplorer des veuves acoustiques, occupées à geindre sur chaque tympan leur immense peine. Opportunément, et c’était une rareté, même l’inventeur de la chaussette pour unijambiste n’y était pas né. Pas davantage de musée des vieux métiers, de plat local abscons, dérivé de la fusion gastronomique de l’invasion des Tartares et d’une fermière de la révolution industrielle, qui mettait des crottes de nez dans la soupe pour la relever. Bref, en ce village, point de tortures pittoresques.
Il avait ainsi présenté les choses à Isabelle. Il avait entendu son rire de bouche fermée dans le téléphone. Elle avait sûrement deviné où il voulait en venir. Il lui proposa le rendez-vous pour le lendemain. Elle ne se fit pas prier.


Le froid d’un dimanche. Les familles se partageaient une volaille dans l’abysse d’une rumeur apaisante. Les mots se heurtaient et repartaient, se diluaient dans une tendre inattention. Le rouge flétri claquait dans le goulot d’antiques bouteilles, violées hors de leurs caves, bombait ses effluves dans des verres de fêtes, et mâchait les gorges enfin épaissies. Donnez-moi cette ivresse sentencieuse, dans le bourdonnement des ménagères. Les bibelots brillent de leur agonie patiemment époussetée. Vitrifiez-moi de cet air moisi, bouffé par ces vieux meubles, lisses et ternes comme un requiem de fanfare. Les maisons paissent sur le bitume, flasques sur leur néant. Un cri jaillira bientôt dans la grasse bedonnance du repas englouti. La promenade est servie.
Mais quand tous ces gens sortiraient en grappes amorphes, Simon aurait pris Isabelle par le bras depuis longtemps pour l’amener à l’hôtel de la gare. Quel qu’en fut le nom réel, il existait.
Il s’était adossé à un pilier, sans souffrir de la tétanie de son immobilité. Le mouvement ne lui manquait pas. Il observait l’alignement des rails, glissait jusqu’au bout de leur enlisement qui perçait une bataille d’arbres et de murs, bouillonnant dans leur sarcophage de campagne typique. Elle viendrait par la droite, il y aurait un vacarme de métal, mais cela, en l’espèce, était normal, de la part de cette suffisance de l’objet envers le vivant : il braille, il casse, il geint sa pauvre humanité en labourant le son exagérément. Simon se fichait de la mécanique, pourvu qu’elle lui crachât le diadème espéré, même dans l’épanchement amniotique de la ferraille maltraitée. Tout était système, rouages naturels et artificiels mêlés. Il livrait aujourd’hui un moment crucial, le carrefour de plusieurs existences.

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