LE NIOU

La ville.


D’abord, il y a la rue, longue, unique et large. Si la ville modeste qu’elle traverse de part en part avait été plus grande, elle serait devenue une avenue ou un boulevard. Mais aujourd’hui, aucune cité connue ne peut justifier de telles appellations qui ne suscitent que la nostalgie. En légère pente, elle semble glisser langoureusement jusqu’aux dernières bâtisses. Sa ligne parfaite amène le promeneur d’en haut à la descendre immanquablement. L’inclinaison, discrète mais soutenue régulièrement, donne au marcheur un surcroît de vitesse. Il ne marche plus, il vole, saisi d’un délicieux vertige. Plus loin, il discerne une masse confuse d’individus qui traînent entre le marché, les échoppes et les cafés, sans doute occupés à dépenser leur peu de monnaie. A moins qu’ils ne pratiquent le troc, très courant maintenant, et en particulier dans cette région. Mû par la curiosité, il accélère le pas. A priori, il n’aurait pas cru à tant de densité humaine dans cet endroit perdu.
Mais finalement, personne ne peut avoir ce genre de surprise, car il n’y a jamais de promeneurs ici. D’où viendrait-il, et pourquoi ?
A la rigueur, au sommet de la pente sur laquelle s’étend la ville, on remarque immédiatement une citadelle, défendue par de hautes et d’épaisses murailles. Des hommes armés sont visibles sur les chemins de ronde, ils gardent également son entrée, une porte composée de deux énormes battants, construits avec le bois le plus solide qu’on a pu trouver.
Si on regarde autour de la ville, on s’aperçoit très vite que la rue est à peine aérée par quelques voies perpendiculaires, plutôt étroites, qui s’éloignent dans la campagne, en direction de rares fermes. Ensuite, elles se rétrécissent en chemins ou en sentiers. La grande rue surgit de derrière une colline, autant dire de nulle part, perce la petite cité et se fait avaler par d’autres bosses dès qu’elle s’échappe de l’autre côté. Personne ne la suit longtemps, la fatigue efface le plaisir de la découverte, et l’aventureux revient chez lui sans avoir trouvé de charme à l’excursion. L’effort physique ainsi accompli est devenu un gaspillage dans ce monde morcelé reconstruit péniblement à la suite du Chaos.
Le “ Chaos ”, d’après ce qu’on dit, fut la conséquence d’un incident majeur dans une importante centrale nucléaire. Certains préfèrent le terme de nuclaère, d’autres parlent d’ucléaire. En fait, on ne sait plus ce que c’était. On pense, on imagine, que la centrale devait contenir une énergie terrifiante pour avoir provoqué un cataclysme. Car ce fut un cataclysme. La centrale était reliée à d’autres centrales, les informations passaient dans le sol et dans l’air. Pas par des souterrains, pas avec la voix ou avec des coursiers, affirment les plus péremptoires. Dans le gigantesque système, seulement onze hommes étaient affectés à sa surveillance. On ignore pourquoi on a commis une faute aussi stupide. Ces onze sont nommés les “ maudits ”. Leurs noms sont restés dans l’histoire et c’est sur eux que pèse la honte. Depuis, le nombre onze a la réputation de porter malheur. Le dix porte bonheur, seul le dix mérite la confiance. Tout le monde dit : “ Ah, s’ils avaient été dix ! ”. Evidemment, c’est une superstition populaire, rien n’indique que les événements auraient été changés. Bien au contraire, affirment les esprits avisés, un nombre supérieur de contrôleurs eût été préférable. On glose sur le nombre idéal, vingt, trente, quarante, pourvu que cela fut un multiple de dix.
La tradition orale relate qu’il y eut plusieurs explosions aux effets dévastateurs. On évoque une lumière aveuglante, une vague de chaleur réduisant tout en cendres, et un souffle abattant les édifices sur une grande distance. Puis plus tard, dans les années qui suivirent, après la mort des premières victimes par millions, on se rendit compte que les bébés étaient malformés, que la terre, l’eau et l’air étaient empoisonnés. Le climat s’était lui aussi transformé, il était devenu partout plus hostile, comme s’il avait voulu punir les hommes. La vie se réfugia dans les zones les moins nocives. Le savoir ancien, ses techniques et sa mémoire se perdirent. On se méfierait désormais des nouvelles théories et de la science en général. N’avait-elle pas failli éliminer l’espèce humaine ? Chaque peuplement se referma sur lui-même, réduisant au minimum ses liens avec les autres regroupements de population.
Les censeurs régnaient en maîtres, en politique comme en religion. Chaque cité vivant quasiment en autarcie, la nature était abandonnée à elle-même, on se contentait de la frôler. Elle fournissait nombres de légendes, toutes aussi effrayantes les unes que les autres. On entendait çà et là des histoires incroyables de monstres mutants qui dévoraient les humains, de cris horribles venant de la profonde forêt de l’est, la Kamâne.
Pour s’en protéger, la nouvelle religion avait créé un panthéon hétéroclite de divinités, redoutablement exigeantes, mais censées ratisser toutes les superstitions. Sur cet aréopage carnavalesque veillait un seul dieu : “ Jéma ”, né de la rencontre des deux précédents messies, Jésus et Mahomet. Le dieu suprême avait surgi du Chaos, le feu de la matière ayant provoqué la fusion des deux prophètes autrefois opposés. Jéma dominait aujourd’hui la terre entière, aux dires de ses servants. C’est pour cela, ajoutaient-ils, que le nouveau monde serait meilleur que l’ancien.Tout esprit de révolte était vain. Même les conversations les plus intimes ne se risquaient pas à critiquer l’ordre établi. Etre morne était la meilleure façon de se faire apprécier. Un plafond invisible, rasant les têtes, repliait les hommes dans la fadeur et la platitude. Nombreux étaient ceux qui considéraient qu’un original était dangereux, qu’une phrase incomprise à la première écoute dissimulait vice, fourberie ou déséquilibre. Il n’y avait pas dans cette contrée un érudit qui aurait pu démontrer la vacuité de ce Moyen-Age décidé à demeurer dans sa régression mentale pour mieux fuir les démons de la technologie. Un carcan délibérément consenti, ou puissamment contraint, c’était selon, pesait sur cette société de petites cités isolées, peuplées d’individus voués à la perpétuation des traditions.
Tout esprit de révolte était vain. Même les conversations les plus intimes ne se risquaient pas à critiquer l’ordre établi. Etre morne était la meilleure façon de se faire apprécier. Un plafond invisible, rasant les têtes, repliait les hommes dans la fadeur et la platitude. Nombreux étaient ceux qui considéraient qu’un original était dangereux, qu’une phrase incomprise à la première écoute dissimulait vice, fourberie ou déséquilibre. Il n’y avait pas dans cette contrée un érudit qui aurait pu démontrer la vacuité de ce Moyen-Age décidé à demeurer dans sa régression mentale pour mieux fuir les démons de la technologie. Un carcan délibérément consenti, ou puissamment contraint, c’était selon, pesait sur cette société de petites cités isolées, peuplées d’individus voués à la perpétuation des traditions.

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