Il sortit de la voiture.
Il était seul. L’air doux de la mer toute proche le rafraîchit. Il
emmenait avec lui un flot étrange et fertile venu d’un monde inconnu.
Ils rampaient, complètement écrasés, au bord de l’immense continent
marin en l’ignorant. Dans le bleu profond de la nuit, sa force
chargeait la brise de chevaux imaginaires dont le galop furieux
courbait les arbres et plongeait les hommes dans la mélancolie ou la
fascination. La vie grouillait sur sa lisière écumante mais son mystère
planait sur tous, livrant chacun au sel oxydant de son essence.
Le vent porta des voix jusqu’à Simon, coupant net ses pensées. Elles
provenaient de la pénombre adjacente, de l’autre côté du fossé. Les
trois amis cherchaient le chat blessé par la voiture. Il crut, en
effet, distinguer un miaulement, sans pouvoir le localiser précisément.
Il se retint de crier qu’ils ne seraient pas plus avancés avec un
animal à moitié mort, pissant le sang sur leurs beaux atours de
vampires avinés. Si vieillesse pouvait, si jeunesse savait… La
pédagogie de l’erreur avait l’avantage de trier les avertis des butés
sphinctériens. N’en déplaise à l’idéaliste survivant sous le cuir épais
de tout humain.
Les belles âmes surgirent enfin. Le grand Tom était complètement défait.
- Il va mourir par ma faute ! pleurnicha-t-il, prenant Simon à témoin.
Qu’est-ce qui le peinait vraiment ? La bête agonisante ou sa
responsabilité ? Aurait-il couru après un chat percuté par un
autre ? Tout ce que Simon voyait, c’était le temps perdu. Il
n’avait qu’une vie, lui. A son âge, l’urgence faisait loi, pas
l’affolement. Tout allait de travers avec de jeunes émotifs qui avaient
deux décennies devant eux et un apprenti-vieillard - au fond,
qu’était-il de plus ? - prisonnier de sa prudence.
Naturellement, ils se présentèrent en demi-cercle face à lui, prêts à
écouter le message de l’oracle. Le chat, noir, bien entendu, les yeux
exorbités, haletait en sifflant et avait de cessé de miauler. Sa tête
était percée d’un trou par lequel on apercevait la cervelle. Il
saignait abondamment au niveau de la cage thoracique et ne réagissait
quasiment plus. Simon énuméra ces signes inquiétants d’un ton détaché,
celui d’un chirurgien blindé. Le visage de Tom n’était plus qu’une
marmelade de sentiments brouillés et illisibles. Sarah, sortie de la
voiture, écoutait attentivement, tandis que Marion soufflait
d’exaspération. Bref, la scène ressemblait à l’enfant illégitime d’une
série issue du croisement de “ Daktari ” et
“ Urgences ”.
- Malheureusement, finit-il par conclure, ébahi par son propre aplomb,
ce chat est déjà dans le coma. Il a perdu trop de sang et son évolution
est irréversible.
- Mais, avança Tom d’une voix étranglée, ne pourrait-on pas l’amener chez un vétérinaire ?
La vue de ce grand benêt en train de se lâcher semblait également
agacer au plus au point sa compagne qui réprimait difficilement son
envie de le secouer.
Bon, dit Sarah pragmatique, laissons-le crever dans le champ.
- C’est stupide, ces bestioles, enchaîna Marion. Une auto tous les
quarts d’heure et ça s’emplafonne comme une pastèque sur un mur de
béton, alors que c’est sensé mieux voir et mieux entendre que nous. Pas
près de descendre de leur arbre, les minous.
Parce qu’eux aussi ils y sont, sur l’arbre ? demanda Sarah en pouffant.
Un cortège d’angelots incertains traversèrent le silence. Tom fixa
Marion douloureusement, comme si elle lui avait planté le dernier clou
sur sa croix. Tu quoque, mi filii ?
-
Tom, dit Simon posément, ne t’en veux pas. Ce n’est pas toi qui as
roulé sur cet animal, c’est lui qui t’a foncé dessus. Personne n’aurait
pu l’éviter, comprends-tu ? Ensuite, il vaut mieux qu’il meure
tout de suite, et non lentement, en plusieurs heures ou quelques jours.
- Absolument, ajouta Marion. Seulement, tu as salopé le boulot,
regarde-le ! Applique-toi la prochaine fois !
Tom baissa la tête et observa le chat.
Tu n’as pas de cœur, dit-il, soudain froid.
Sarah leva les yeux au ciel :
Ça y est, c’est reparti !
Elle alla s’asseoir à l’arrière de la voiture en lançant un
“ Quand vous voulez ! ” fataliste. Le duel était engagé.
Face à face, un humaniste et une sentimentale qui connaissaient sur le
bout des doigts leurs registres respectifs. Simon fut estomaqué par
l’art consommé de la scène de ménage pratiqué par ses cadets. Lui, le
sportif, l’homme aux pectoraux d’acier, reprochait à sa compagne de ne
l’aimer que pour son physique et l’argent de ses parents. Elle, la
romantique, lui reprochait d’être primaire et dénué de tendresse.
L’instant crucial fut celui où le chat, peut-être lassé du tintamarre,
fut secoué par un spasme qui fit taire les belligérants. Le spasme fut
suivi d’un hoquet insoutenable qui ouvrit largement la gueule de
l’animal. Aussitôt, un jet sombre s’en expulsa dans un bruit de
tuyauterie rafistolée, maculant le polo de Tom.
Putain, dit Sarah du fond de la voiture, il a mis le temps.
Le regard incrédule de Tom allait de son polo au chat immobile, aussi
inexpressif qu’une planche. Un coup de klaxon déchira le silence.
Eh oh ! on est là ! Vous aussi vous connaissez le raccourci ?
Claire et Mathias avaient stoppé à leur hauteur. Tom coupa court les effusions :
J’ai écrasé un chat, fit-il en le tendant à bout de bras.
- Ne sois pas mélodramatique, railla Marion, sarcastique, pas encore
repue de discorde, ça aurait été la même chose pour une vieille à vélo.
Sauf que le vélo aurait survécu, lui.
Elle ricana toute seule. Le bel ange carnassier montra ses dents,
blanches et régulières. Simon vit dans ce théâtre plus de désespoir que
de morgue. Du moins l’espérait-il, parce que la mésentente du couple
lui avait dégagé de nouveaux horizons.
Tom répondit à sa manière à la provocation :
- J’en suis responsable en tout cas. Je vais le mettre dans le coffre
et je l’enterrerai demain dans un coin tranquille.
- Quoi, s’indigna Marion, tu es malade ? Je ne monterai pas dans
la voiture avec ce cadavre qui ne va pas tarder à puer !
Le ton recommença à monter. Simon faillit proposer à Sarah de partir
avec lui, Claire et Mathias. Il s’en retint. L’occasion était idéale
pour quitter le laborieux trio, malgré la magnifique égérie qui le
menait.
- C’est du chantage ? grinça Tom. Il aurait adoré une réponse
positive. Cela ressemblait étonnamment à de la haine, ou à une comédie
pour acteurs surjouants. D’ailleurs, tout le monde hésitait, jusqu’au
ralenti de la voiture de Claire qui semblait singulièrement discret. Le
temps était suspendu.
Alors, on y va ? osa la fine guêpe sur sa banquette arrière.
Toi ou le chat, c’est ça ? reprit Tom, contenant sa colère.
- Laisse-le dormir dans l’herbe, dit Marion doucement, en baissant enfin la garde. Sois raisonnable.
- C’est mieux ainsi, en effet, appuya Simon, qui regretta aussitôt son ingérence.
Tom braqua sur lui des yeux haineux. Il saisit le chat par la queue et
le fit tournoyer au-dessus de sa tête, envoyant un peu partout des
éléments divers arrachés à ses tripes. Scandant les circonvolutions de
“ Ah oui ! ” possédés, il le lâcha et l’expédia au loin,
agité de rotations hallucinantes, en poussant un cri rauque.
Simon eut à peine le temps de dire qu’entre gens civilisés, on pouvait
parler. Déjà, le bon géant s’était approché et lui avait attrapé le col
qui se distendit en limite extrême de sa résistance. Simon s’étira au
maximum, sur la pointe des pieds, pour sauver sa chemise fétiche. Tom
mit rudement en contact leurs deux fronts pour exprimer clairement le
fond de sa doctrine :
- Toi, je te kiffe pas, mais alors pas du tout. C’est l’autre conne qui a insisté pour sa cousine.
Moi, à ta place, dit la voix dans l’auto, j’attendrai que ça passe.
Le fort des halles, affable, au cœur d’artichaut, éprouvait apparemment
de la difficulté à moduler son irritation. Manque de vocabulaire ?
Fiche-lui la paix, essaya Marion, ce n’était qu’un conseil.
Elle aurait pu tout aussi bien dire : “ Gentil, le
chien ”. La chemise de Simon commença à craquer sournoisement. Sa
chemise neuve. Il ne voulait qu’une chose : sortir intact de cette
histoire. Tom parut hésiter et réfléchir - exercice douloureux qui
s’afficha instantanément entre ses sourcils et le bas du front, levé en
pli hercynien - incapable d’élaborer la moindre morale ou de tirer la
moindre répartie de la situation qu’il avait provoquée. Un grognement
naquit au fond de lui. Simon sentit dans son corps sa vibration. Il
n’était malheureusement pas hors de lui, susceptible d’entamer un
combat homérique. Au contraire, il était inhibé, spectateur, pendu au
plafond comme un punching-ball. Instinctivement, il rentra la tête dans
les épaules. Un poing, venu de nulle part, distillé au paroxysme du
grognement, s’écrasa sur son menton, l’envoyant à terre.
La voix automobile commenta : “ Pas ton jour de chance,
cow-boy ! ”, avec un soupçon de jubilation. Plus sobre, le
vainqueur s’épancha d’un “ connard ” éloquent. Simon gisait
au pied de Marion. Il vérifia sa mâchoire qui lui parut toujours en
place. Tom avait déjà claqué sa portière. Il démarra et fit vrombir
rageusement le moteur. Tonitruant, il hurla : “ A tout à
l’heure ! ”. Les pneus crissèrent, faisant voler cailloux et
poussière. Le bolide disparut rapidement. Le bruit et la fureur ne
furent bientôt qu’un vibrant souvenir.