LA VÉRIFICATION

Autrefois, la terre.


Il avait connu naguère une longue période d’étudiant vivant de rencontres cosmétiques, rythmées par des pelotages ou détroussements purement épidermiques. Il avait loué la consommation réciproque de deux personnes civilisées et consentantes dans un intervalle de temps limité. Il avait redouté le dérapage sentimental, l’épanchement libidineux, le syndrome des moineaux sur la branche. Il n’était pas pressé. Il n’y avait pas d’urgence à subir un décollement de rétine en guettant à l’horizon le panache de fumée annonçant l’arrivée de la bien-aimée.
Tant d’autres s’amarraient hâtivement au quai. Les belles coques aux voiles fringantes ne traverseraient plus les océans, proue tendue vers des îles paradisiaques. On se liait. Les veaux étaient amoureux. C’est fait pour ça, les veaux.
Il ne rêvait pas de fonder une famille, la chose la plus inévitablement tragique de l’existence. Mais il ne voulait pas non plus l’inverse. Finir seul sur un rocher ne le fascinait pas. Il se méfiait en fait des vocations lapidaires, jetées à la face du monde comme unique mode d’expression. La construction du couple lui paraissait trop banale pour permettre à l’individualisme de plus en plus forcené des humains de se concrétiser, y compris lorsque ceux-ci bêlaient combien l’autre était leur meilleure convenance et méritait un don prétendument désintéressé de soi. Il appelait ça “ La folie des gens ordinaires ”, entendu qu’il ne se mettait pas dans le même sac qu’eux.
Il ferait comme les autres, mais doucement.
Il y eut des histoires ambiguës, des regrets, des remords. Il fut parfois le bourreau, parfois la victime. Parce que tout ce qui commence a une fin ; tout le monde fait semblant de l’oublier et va jusqu’à l’oublier réellement. Toucher autrui, acte enfin concret dans un délire permanent de sensibilité où chacun s’enferme, à l’abri de toute pratique, l’avait exposé à de fâcheux effets secondaires : orgasme, explications, manque, frustration, rejet, brûlures diverses… Toutes formes d’atteinte blessantes pour l’enfant innocent, résiduel mais persistant, qui survit dans le ou la jeune adulte - et au mieux, ad libitum - en pleine initiation.
Il évitait cependant, plus ou moins consciemment, les femmes les plus désirables. D’abord, elles le savaient trop, et cela pervertissait les rapports. Au milieu de cinq cents mâles, elles le repèreraient sans difficulté, avec son sexe entre les mains, comme les quatre cent quatre-vingt-dix-neuf autres, et ses prétextes ampoulés pour faire connaissance.
Ensuite, il y avait la concurrence, quand la belle avait le cœur désœuvré, bien entendu. Car sinon, le donjon était gardé nuit et jour, le chevalier servant s’était fait porter pâle pour les croisades. Alors on prenait son ticket dans la file d’attente, afin de tenter bientôt sa chance. Mais ces filles-là n’avaient pas beaucoup de fantaisie, elles avaient été nourries au grain classique de l’invitation, du dialogue de surface, genre “ section camouflée ”. On était jugé sur pieds, quasiment d’avance, il ne fallait pas chercher les raisons. Les dents étaient inspectées, radio des poumons de moins de six mois, antécédents familiaux, nombre de chevaux fiscaux, capital immobilier, tenue à l’alcool, garde-robe : la proie, cette bougresse, défendait âprement sa chétive constitution et sa si sincère émotivité. Au bout du compte, un type avec des dents ébréchées, une haleine de fennec, trois séances de psy par semaine et une mauvaise foi patente emportait le lot, sous les applaudissements de la foule déchaînée.
Et inutile de s’abîmer les dents. Ça ne marche pas. Par Vichnou, la femme est l’avenir de l’homme.
Compulsif, accroc à l’adrénaline, amateur de chair, était-il alors pour autant un vil séducteur ? Il se vouerait donc à une collection de moments, indifférente aux personnes. Ce cercle ne menait nulle part. A la longue, il se heurta à un problème technique. Certes, il allait faire comme les autres, enfin corrigé de sa variable saisonnière, mais comment faisaient-ils pour tomber amoureux ?
Ces imbéciles semblaient vraiment étonnés de ce qu’il advenait. Ils ressemblaient à des bambins découvrant la divine surprise que constitue la marche du bipède. Celui-ci possède cependant d’autres fonctions automatiques, en particulier la chimie du cerveau, que la nature a programmé depuis longtemps. Elle les gratifie ou les pénalise au grès des étapes : puberté, âge adulte, andro et ménopause, sénescence. A la montée, le moteur s’ébroue et s’emballe, festoie au moindre pet de mouche. A la descente, viscères et sécrétions, l’essentiel de l’humain, se déglinguent aimablement. Les pièces tombent une à une en tintant sur la route. En revenant de Nantes.
Ainsi, ses consexuels - même génération, même sexe - se précipitaient et n’avaient pas à s’enthousiasmer pour si peu, comme si leur vie avait quelque chose d’original et de personnel. Or, ils avaient l’air désespérément convaincu d’avoir rencontré la femme, l’unique, la seule. Et ça souriait niaisement, ça torchait, ça vibrionnait. Apparemment, il y avait un temps pour tout, un âge en effaçait un autre. Les émerveillements ménagers, et spécialement, autour d’un berceau, ressemblaient, pour Simon, à une forme de lobotomie pernicieuse et sociale. Comme dans “ Les profanateurs de sépulture ”, on avait disposé des choux géants dans le jardin des gens à leur insu. Une nuit, les choux avaient éclos, des doubles, absolument semblables d’un point de vue physique, mais complètement déshumanisés au plan psychologique, avaient remplacé les originaux. Qui, enfin qui, pense qu’Igor a les yeux de sa maman, ce tractopelle fardé, a le nez de son papa, cet ours à tondeuse ? A la place de l’homme, par exemple, un être décérébré allait prendre vingt kilos en quinze ans, traiter zéro virgule soixante dix-neuf fois par an sa femme de conasse, braire à chaque apparition d’un sein sur sa compagne putative, la télévision, et, par-dessus le marché, des années durant, ouvrir le bec largement quand sa moitié appuiera sur le bon pied pour cracher un gentil billet doux écrit à l’encre violette délavée : “ Je t’aime ”. Pince-moi, j’aberre.
Mais en ces mots régnaient mystère et magie. Simon avait sûrement le cœur stérile. Une fois, il fit des efforts. Il fut fidèle, loin des yeux, pendant quinze jours éprouvants, monastiques, sacrifiés sur l’autel du dieu Coué. Retrouvant la fille, peut-être trop jolie, la serrant dans ses bras alors que leurs nudités s’embrassaient peau contre peau dans le creux d’un lit, il ressentit une sorte d’angoissante asphyxie. Il étouffa quasiment au sens littéral. Ses copains lui manquaient. Il avait suivi la procédure normale de l’envol pour Cythère, l’île d’Aphrodite. Il n’avait pas oublié la période probatoire, les dicos Casanova-Cupidon et Roméo-Juliette. Il manquait le plus important, le catalyseur qui déclenchait la réaction en chaîne, un je-ne-sais quoi indéfini. La vulnérabilité, peut-être, l’addiction aussi. Il était blindé. Panoramix, suis-je tombé dedans à ma naissance ?
Devant la belle ébahie, il se leva et reprit ses vêtements. Il s’assit et expliqua comment saisir ce qu’il avait attendu, son corps, et malheureusement que lui, aurait été une duperie, un abus. Il ne voulait pas être un profiteur pour lui dire ensuite qu’il ne s’afficherait pas avec elle, qu’il n’irait pas cueillir les violettes ensemble dans les vallons au printemps, que discuter de tout et de rien en traficotant ses bouclettes le passionnerait autant que regarder un chien se frotter contre un arbre. N’importe quel chien.
Il se retira de la steppe désolée avec le soulagement et la satisfaction de l’ogre qui n’a mangé que six petites filles et qui a su s’arrêter avant la septième, la cerise sur le gâteau. A l’époque, Simon était boursouflé de noblesse, il avait des principes qu’il avait d’autant plus de facilité à respecter que son implication personnelle était mesurée.
Plus tard, par rebond, il apprit qu’il était considéré comme un pauvre mec, un égoïste. Il s’était fait des illusions. Une fille avait aussi envie de s’envoyer quelqu’un pour le plaisir. La période probatoire avait permis à la fiancée de quitter un Jules devenu un bourbier. Elle faisait remarquer qu’elle se foutait éperdument des fleurs. Elle préférait les motos.
Info ou intox ? C’était une sage, cette fille. Dommage. Il la regretta, un temps.
La leçon avait été quand même salutaire, mais le problème technique subsistait. Déstabilisé, il se perdit dans les méandres de liens torturés et parfois connexes. Cette complication se substitua à la recherche de l’âme sœur, confusément espérée. Dans un album de Tintin, évitant d’alourdir la narration avec des événements cafouilleux et improductifs, l’auteur aurait élégamment dévié sur un “ Pendant ce temps, à Moulinsart… ”, soucieux d’éviter à son art le goût obscur du style contemporain, apte à tout montrer sans rien expliquer, ou alors en ne montrant rien et en expliquant trop.
Il enviait la clarté féminine. Les femmes guidaient des enfants et en faisaient des hommes. Mais avaient-elles du mérite à n’être finalement que naturelles, spontanément conformistes sous leurs grands airs outragés ? Où est la vertu du manchot qui n’est pas pickpocket ?
Sur ces entrefaites, les vacances arrivèrent. Avec trois copains, il décida de partir au Maroc en voiture, pour s’apaiser. Semblable à une masse minérale couverte de mers acides, il lui manquait un germe cosmique, venu des ténèbres galactiques, pour créer la première forme de vie.
Un météore incandescent, au début du Précambrien.

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