Sophie,
elle, est transportée. Elle décrit Baumann comme un naturaliste de la
ville. Il traite le décor urbain et ses habitants à la manière d’un
Millet peignant des paysans entendant l’Angélus. Il est intemporel car
il montre la constance de l’homme à travers les âges. Il réussit
également à maîtriser les mêmes techniques que ses devanciers, une
lumière pastorale coule sur toutes ses œuvres, les couleurs vivifient
et adoucissent le béton comme le métal. Pourtant rectilignes, étalées
en grandes surfaces à peines rythmées d’espaces géométriques, les deux
matières offrent un aspect bienveillant, les bâtiments, le mobilier
urbain, les rares véhicules sont en harmonie avec les humains. Le gris
de Baumann est reconnu dans le monde entier. Il commet la prouesse de
paraître chaud, naïf, fragile parfois. Le peintre confronte d’ailleurs
rarement le gris et le vert. Il déclare souvent son inaltérable
fantasme : les nouer tendrement sur la même toile sans que les
deux couleurs n’en souffrent.
Sophie déroule, argumente. Elle
devient le professeur. Florent l’a interrompue pour avouer son
ignorance, ou plutôt sa réticence, envers l’histoire de son art :
“ Vous savez, malgré ma fréquentation assidue, depuis quelques
années, des galeries, je suis un réfractaire. Tout ce que j’entends sur
tel ou tel artiste glisse dans mon esprit et se perd ”.
Il s’interroge sur son aveu. Il veut la mettre à l’aise, se dit-il.
Elle lui inspire confiance, certainement, mais il pense aussi que
demain, sa gueule de bois aura effacé tout ce qu’il aura pu lâcher
inconsidérément. Alors il persiste et signe : “ Tous ceux que
je fréquente n’attendent pas de moi un éclairage cultivé, une phrase
saillante sur un tableau particulièrement signifiant. Et je m’en fous,
car la discussion n’est qu’un prétexte, l’art lui-même n’est qu’un
amuse-gueule d’apéritif. On discourt sur son compte pour établir un
pouvoir, un profit ou une séduction. Moi, dans ce contexte, je dispose
du crédit d’être un éternel espoir. Je crois qu’on m’accepte parce que
je suis en effet susceptible de me révéler, mais aussi parce qu’on
adorera me voir me planter, la déchéance me rabattra le caquet ”.
Il pourrait ajouter que jamais personne ne pose une question de
béotien. Dans un groupe, pour se mettre en valeur, rien ne vaut l’envoi
d’un nom bizarre dans la conversation. Nul ne s’avisera d’en demander
plus sur cet artiste. Est-il vivant, est-il mort ? Peignait-il des
poules, collait-il des formes, exposait-il des objets savamment
hétéroclites ? On laisse passer cet ange, et le soir, on rentre
dare-dare chez soi, on se jette sur les encyclopédies, on va sur
Internet. On apprend que ce fumier a bien existé, il s’est
sournoisement faufilé jusqu’à aujourd’hui sans clamer son influence,
“ criante, criante influence ” a vociféré le boursouflé qui
l’a exhumé, et voilà le maudit bientôt intronisé. Il fleurit dans un,
dans plusieurs articles, il est déterré, il est brandi, son culte
s’épanouit, frôle le Panthéon des incontournables divinités, puis,
brusquement, son étoile pâlit. Son image s’étiole, se délite et part en
lambeaux, déchiquetée par la meute.
Au moins avec Baumann, on ne risque pas ce genre de déconvenue. Il a
quand même un problème : on ne regarde que son gris. Il n’est plus
rien sans ce fichu gris et ça le chagrine. Il ressemble à ces vieux
bardes à qui la foule réclame son succès usé jusqu’à la trame. Alors le
rabougri se penche sur le micro, soulève un peu son accablement et sa
peine, tout en se réconfortant : le fameux titre lui assure une
rente. Maintenant, il a compris l’utilité de l’art. Grâce à ses droits,
il s’est payé trois divorces, deux redressements fiscaux et une belle
villa sur la côte.
La comparaison tient pour la littérature et le cinéma. Que faire des
auteurs qui ne portaient qu’un enfant dans leur ventre ? Pour
survivre à l’époque en étant une truie qui met bas portée sur portée,
il faut se déplacer avec elle. C’est difficilement conciliable avec
l’unité de style et l’univers personnel d’un créateur. En l’occurrence,
le seul ticket gagnant est promis à des exceptions, pour ainsi dire, à
des erreurs de la nature. Peut-on faire exprès d’être une
anomalie ? Vaste débat.
Florent lui tire le bras. Elle s’emporte, elle s’extasie, mais lui, il
reste circonspect. Ça l’embête, Baumann le laisse froid. Il n’a jamais
pu placer le fait que sa peinture le mettait mal à l’aise. On l’aurait
fixé avec des yeux ronds et il aurait dû se défendre de son opinion.
Certes, il connaissait l’explication de son malaise. D’évidence, le
peintre allemand, néo-classique techniquement, n’était pas un
passéiste. Bien au contraire, il décrivait un homme toujours en accord
avec son environnement, fut-il citadin et contemporain. Son œuvre
satisfaisait parfaitement les tenants de l’art positif et apolitique.
Les financiers se battaient pour une enchère sur un Baumann. Ils
dénigraient les fumeux qui le cataloguaient à droite. Quelle
idée ! Vermeer, Monet, Picasso, même Picasso, ils étaient de
droite ou de gauche ? Et ma foi, ce point de vue était largement
majoritaire dans la faune des expos. C’était génial, jurait-on, quand
bien sûr, on dépassait le cadre du fameux “ Gris de B. ”,
cette vision d’un homme bâtissant un futur heureux. Marre des
apocalypses, des sombres triturages, des concepts alambiqués. Vive
l’art consensuel, finalement, c’est le plus anti-conformiste. Florent
n’est pas du tout d’accord avec cette analyse.