LA SPLENDEUR
DU DOS D'ALBRECHT

Le réveil


Dix-sept heures. Le téléphone sonne chez Florent Chapuis, trente-trois ans. Il s’est endormi sur son canapé, il ouvre la bouche et bave, la tête renversée sur l’accoudoir. Près de lui, le sol est jonché d’une dizaine de pages remplies de croquis représentant des mains placées dans différentes attitudes. Certains dessins sont accompagnés de quelques lignes, de courts poèmes évoquant les émotions qui se trament au-dessus des mains. Une seule page se distingue. Florent y a tracé un œil étrange et unique, dieu solitaire perdu parmi des créatures qu’il n’aurait pas reconnues. Son graphisme ne ressemble absolument pas à celui des mains, toutes figées dans des postures expressives. Lui se veut apparemment créatif par son style, ses effets, ses teintes. Cependant, le talent de l’auteur permet indéniablement de reconnaître un œil, et peut-être plus, un regard.
C’est une vraie main qui bouge, la main droite de Florent qui vient directement toucher son front. Il lâche un soupir et commence à s’agiter.
Des craies grasses ont roulé sous le canapé. La gomme et le crayon sont portés disparus, bel et bien absorbés par le vide entre deux coussins. Un jour, Florent a enlevé les coussins. Il a découvert un tas d’objets oubliés et surprenants. Il les a collés sur une toile blanche, les a gratifiés d’un vague commentaire historique, se moquant au passage de ses amis étourdis et de lui-même, car la majorité de ces choses lui appartiennent. Vraiment, rien n’est plus trompeur qu’un canapé, mornement posé dans son intérieur de bourgeois dégradé, hostile au rangement et au ménage.
Deuxième sonnerie : le corps s’étire légèrement, une secousse le traverse. Florent gémit, de lents flots de pensées lui échappent, fragments insaisissables. C’est loin, un téléphone, pense-t-il. On peut considérer cela comme les premiers mots conscients de ce vendredi. C’est inquiétant, ce décalage qui le repousse de plus en plus tard. Un artiste a beaucoup de raisons de ne pas vivre comme le commun des mortels, mais enfin, au-delà d’une limite donnée, le minimum de discipline auquel il doit se plier n’est plus respecté.
Ces temps-ci, il se dit ça tous les jours en se réveillant. Il est en crise. L’inspiration est en panne, et pire encore, on l’a quitté deux mois auparavant. Alors il veille, il boit, il essaie de séduire, couche un peu, mais la guérison n’est pas en vue, il le sait. Maintenant, cette double impuissance, amoureuse et artistique, se mue en une angoisse proche de la panique. Quand il se réveillera la nuit, il sera foutu.
“ Foutu ”. Le mot résonne simultanément avec le troisième appel du téléphone diabolique. Se lever. Rassembler ce grand corps sec et nerveux avant que le répondeur ne s’enclenche. Il a envie de savoir qui l’appelle, il faut qu’il se presse, car souvent, les gens raccrochent à cet instant. Ils veulent la vraie personne, vêtue de sa chair propre et synchrone, et non un avatar électronique, différé, dilatoire, digne d’une entreprise ou d’une administration. L’humain, bon dieu, l’humain, où es-tu parti ?
Il s’est assis, et aussitôt profère une phrase dont il a horreur, précédée d’un “ Oh ! ” tragique et pâteux : “ Ça va pas le faire ”. Il est navré pour la personne qui veut lui parler, mais sa tête est lourde, elle tourne tellement qu’il ne sait pas s’il doit ouvrir ou fermer les yeux pour améliorer son équilibre.
Il regrette une nouvelle fois de ne jamais baisser les volets. Il n’y a pourtant qu’un bouton à presser. Il est gâté aujourd’hui : le soleil bombarde, sa forme est éclatante et ses rayons criminels pénètrent jusqu’au fond de son crâne, bousculant les derniers anesthésiques du sommeil. Violente, la réalité met en pièces sa timide volonté de s’en protéger. Il est nu sur le pont de son bateau allant droit au naufrage.
Il entend un petit déclic : “ Je suis là ou ailleurs, mais, sous la douche ou parti, dehors ou endormi, je ne puis répondre, alors je dois laisser la machine faire son office. A vous la parole ”. Interrompant l’écoute de sa voix appliquée, un sursaut de sa mémoire lui ramène une image qui se précise graduellement. L’affriolante blonde posait sa main sur la sienne et lui demandait si elle valait la peine d’être peinte. Bien éméché, mais assez clair pour percevoir que la jeune femme était sensible à son charme, il avait répliqué que tout en elle pouvait être couché, et sur des toiles de toutes sortes.
Le prénom de la fille reste en suspens, hors de sa portée. Il reviendra plus tard, se dit-il, puis il ne tarde pas à se reprocher de l’avoir trop vite laissée partir. Enfin, pour autant qu’il s’en souvienne.
Soudain, il se lève, car un objet dur a pointé sous ses fesses. Il farfouille et retire du canapé, coincé entre deux coussins, une bouteille de vodka. Vide, bien entendu. Il lui semble qu’elle était encore pleine la veille au soir. Il jette un coup d’œil circulaire sur les meubles du salon. Le désordre ambiant respire une immaturité qu’aucun génie artistique, hélas, ne compense. Dans l’amoncellement continu qui comble systématiquement toutes les surfaces horizontales, il distingue des verres, mais pas d’autres bouteilles. C’est rassurant, sauf que ces verres sont là depuis longtemps, lui semble-t-il. Ils sont trop sales pour dater de quelques heures.
Un bip aigu jaillit du répondeur. On a laissé un message, mais il est incapable de dire si c’était un homme ou une femme. Il s’est trop appesanti sur cette bouteille. Décidé à en avoir le cœur net, il se précipite dans la cuisine, dans ce cloaque où il grignote sur un coin de table. Un lourd pressentiment a eu le temps de monter en lui. Sur le seuil de la cuisine, il se réalise ; verres et bouteilles vides s’entassent dans l’évier. Quand maman verra ça, hurle sa conscience.
Puis il fait volte-face, lentement et de façon maladroite. Il avance à grands pas vers le téléphone, écrasant des coquilles de pistaches disséminées sur le tapis central. Il appuie sur la touche de lecture. Grosse déception, c’est une voix masculine, celle de Gus.
“ Flo, t’es là ? Flo, c’est Auguste ! ( trois secondes de silence ) Bon. Il est déjà cinq heures et je te rappelle que je passe te prendre à sept heures et demie pour aller au vernissage de l’expo de Baumann, au Melchior. Tu t’en souviens ? Alors prends ta robe de taffetas et sois prête, ma belle ! ”. Fin du message.
Oui, maintenant, il se souvient. La jolie fille s’appelle Justine, elle lui a caressé la main, il l’a regardée douloureusement. C’était presque émouvant. Mais elle n’est pas restée, alors que tous les autres étaient partis. Il lui a fait promettre de le revoir, elle a dit : “ Je reviendrai ”.
Son numéro de portable traîne quelque part dans l’appartement. Un geste revient à sa mémoire. Il a cherché fébrilement un papier et un stylo, elle les a saisis et a inscrit le numéro. Il parle tout seul : “ Où ? ”.
Le voilà qui fouille, remue et agite. Parfois, de la poussière se soulève et ça lui pique le nez. Il éternue, enrage et s’emporte. Il voit le beau visage, ce cher et insoutenable désir qui lui empoisonne l’esprit. En plus, elle est vraiment bien faite, moulée dans un jean, pétillante mais attentive. Il manque d’affection ces jours-ci, il doit l’avouer. Il veut simplement de la tendresse, le contact d’une autre peau, car il ne se supporte plus à force de porter seul sa propre chair.
Il marmonne “ un café ! ”. Un étau serre ses tempes mais son équilibre s’est rétabli. Il va dans la cuisine, anticipant le prochain mouvement. Cafetière en route, il ira se doucher. Puis il se souvient : les matins avec Chloé, le café, la douche, le retour au lit. Les images se brouillent. Cette souffrance est inutile, la tenir une torture. Or, elle l’accompagne encore, avec la même force au bout de deux mois, si courts, si longs.
C’est pénible, cette habitude. Le filtre sort difficilement de sa boîte. Toujours. Gratter du bout des ongles, le tirer par la peau du cou et l’extraire de la masse de ses congénères. Toujours. Vient le paquet, mal fermé, perdu dans le frigo. Il ne guette qu’un instant de relâchement pour cracher son contenu. Toujours. Quand Florent le verse en tremblotant, il se met à transpirer. L’opération se finit sans tragédie. Le bouton bascule, le voyant s’allume. Cet instant est sûrement meilleur que celui pendant lequel le café est bu. Qui niera que c’est tous les jours pareil ?
Il repart vers la salle de bains, rumine sur le papier, aussi introuvable et mystérieux que le trésor de Rackham le Rouge. Cette suite de chiffres est précieuse, s’assimile à la combinaison d’un coffre sur-armé qui recèle en lui le brasier des bonheurs torrides, de ces brèves expéditions qui vous guérissent de vos ennuis précédents par de nouvelles complications. Qu’importe. Attends-moi, Justine.
Il se déshabille dans sa chambre et jette ses vêtements en vrac sur son lit. Deux pensées se télescopent brutalement. Dans l’obscur labyrinthe emprunté par les choses, d’où elles jaillissent au plus mauvais moment, se heurtent le pressing et l’expo. Il a commis deux oublis, l’un et l’autre irréparables. Il se fige, contemplant le tas de ses habits. Ce sont les derniers à être présentables ce soir. Les autres, vaillamment, espèrent depuis hier qu’il vienne les récupérer.
Il se précipite vers le téléphone pour joindre Auguste, mais il stoppe en chemin. De toute manière, à cette heure-ci, tel qu’il le connaît, il conclut deux genres d’affaires, une femme ou une vente. Il ne faut donc pas le déranger.
Courir au pressing ? Il n’a jamais réussi à obtenir le permis de conduire, mais il ne sait pas courir non plus. A part faire l’amour, tous les efforts physiques l’essoufflent ou le rebutent. Il considère qu’il est normal ainsi, contrairement aux affolés de la ligne, du sport et de la compétition. C’est trop tard. Il se répète la sentence “ C’est trop tard ”. Il revient à petits pas dans sa chambre et dégage un à un ses vêtements emmêlés. Il les renifle, les jauge. Pas le choix. Il se dit qu’un artiste bien habillé est infiniment suspect. Il a une image à respecter. Il n’est ni branché, ni marchand, ni esthète, ni un curieux égaré, un pique-assiette venu pour profiter du buffet.
Sous la douche, il s’attaque au deuxième oubli. Auguste lui a donné un numéro de téléphone, celui d’une marchande qui aurait entendu parler de lui. Gus a rigolé : “ Peut-être qu’elle réussira à te sortir de tes mains pour te commander un portrait, Ducon ”. Florent ne la connaît pas, cela fait seulement deux ans qu’elle s’amuse à trouver des tableaux et à les revendre à des amateurs. Elle n’a pas réellement besoin de travailler, a expliqué Gus, alors elle prend moins de marge et comme elle débute, elle n’est fâchée avec personne. Elle lui a vendu une minuscule aquarelle. Ils ont fait connaissance ainsi. Florent a hoché la tête et a gardé pour lui l’idée que la marchande était certainement belle puisque Gus lui avait acheté quelque chose.
C’est un ratage en série. Il se console en se disant que tous ses contemporains souffrent d’un mal identique. On s’embrouille dans cet amas de péripéties, on se noie dans cette submersion, on vit à flux tendu, et au moindre décalage, l’édifice s’écroule. La réussite et la finition dépendent davantage du tempo reliant les actions que des projets eux-mêmes.
Il reste longtemps sous l’eau froide. Il devrait être glacé, il surgirait enfin de sa torpeur, mais il ne sent rien, ou presque rien. Il baisse la tête, la cascade l’inonde, éclate sur ses pieds qu’il regarde fixement. Il a encore envie de dormir, pas réellement sommeil, juste envie de s’étendre et tout laisser tomber.
Le numéro de la marchande, Gus le lui redonnera à l’expo. Il l’appellera immédiatement, poliment embarrassé, des mots d’excuse plein la bouche. En revanche, le numéro de Justine le transperce, c’est un crève-cœur d’avoir à portée de main cette histoire et de ne pouvoir la vivre à cause d’un stupide détail. A cet instant précis, il se hait. Heureusement, il a de l’entraînement en la matière. Il s’envoie des claques prudentes, précautionneuses, dont le bruit se perd dans l’orage du ruissellement.
Il ne perçoit pas le second appel d’Auguste. Celui-ci s’inquiète : “ As-tu appelé Sophie ? Ça m’étonnerait. En tout cas, j’ai un doute. Voilà son numéro … ”.
Non seulement Florent n’entend rien, mais en plus il ne vérifiera pas son répondeur. Il partira sans savoir. Pour l’heure, il se sèche, autant que possible, avec une serviette déjà humide et juste un peu plus grande qu’un mouchoir. Il enfile maintenant ses chaussures et souffle. Les lacets sont trop longs, il fait à chaque fois un double-nœud. Il faut qu’il se casse en deux et il est courbaturé. Peu endurant, il n’est pas souple non plus. Cet océan, ce magma de détails digère les plus fières ambitions. Il lui semble qu’il est à contre-courant de cette marée mécanique de mouvements obligatoires s’interposant entre lui et ses rêves. Il se redresse, glisse un regard méprisant sur le peigne, va prendre les clefs sur la petite table, ouvre la porte et s’immobilise. Il a pris le temps d’analyser l’odeur qui lui caresse les narines. Le café.

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