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On est bien peu de chose. Surtout lorsque les événements se
conjuguent à votre encontre et que vous n’avez sur eux la
moindre emprise. La plupart du temps,
quand on subit une vexation, de quelque ordre qu’elle soit,
on en est partie prenante à des degrés divers : une
erreur de jugement, une parole malheureuse, un faux pas, une
gaffe en somme. Inattendue, imprévisible… Vous vous trouvez
désarçonné et stupide : une vague de honte, le sang qui
afflue aux joues et vous colore l’épiderme en même
temps qu’une bouffée de chaleur qui vous envahit et l’envie
de disparaître dans un trou de souris. Tout le monde a connu
cela…
Donc, disais-je, on est toujours peu ou
prou victime de ses agissements. La pire humiliation que
j’ai connue, je la dois à une conjonction de circonstances
tout à fait étrangères à ma modeste personne. Même si…
J’étais à cette époque-là — je
sais, ça paraît difficile à croire ! — encore plus
beau qu’aujourd’hui. (Certes, le temps abolit bien des
choses, mais pas la modestie.) J’habitais alors un
appartement au sixième étage d’une résidence et avais pour
voisine de palier une charmante jeune femme. Accorte en
diable, infiniment désirable et désirée, je ne pouvais
m’empêcher chaque fois que le hasard des horaires me mettait
en sa présence devant la porte de l’ascenseur de faire le
joli cœur avec ronds de jambe et bouche en cul de poule. Que
voulez-vous, on ne se refait pas ! J’obtenais parfois
en écho quelque sourire ou repartie et chacun sait que du
sourire à la complicité, il n’y a qu’un pas que j’espérais
hardiment franchir un jour…
Visiteuse médicale, d’après les
renseignements glanés durant les quelques secondes de nos
communes expéditions dans la cabine, elle avait en effet
tout pour séduire et fourguer ses produits au mieux de
l’intérêt de ses carabins de clients : alliant un
savant maquillage à des tenues pour le moins suggestives,
les disciples d’Esculape n’avaient qu’à bien se tenir.
Résister à la tentation — si tant est que ce fût
le cas ! — devait pour certains représenter
un vrai calvaire… Quelles épreuves ne faut-il pas subir pour
rester au service de la déontologie ?
Jusqu’à ce sombre jour d’hiver… Était-ce
l’hiver ? Je n’en suis plus très sûr, mais il me plaît
de le penser ainsi. Jour sombre en tout état de cause. Je
rentrai de mon travail et garai ma voiture au second
sous-sol, comme à l’accoutumée. Je me dirigeai vers la porte
de l’ascenseur quand j’entrevis le gardien de l’immeuble qui
venait de refermer la porte de communication. Tenant à
saisir l’opportunité, je me précipitai sur ses talons en
espérant bien qu’il était encore là. Il y était en effet, et
venait de pénétrer dans la cabine. Il révisait l’éclairage
des sous-sols et avait les bras encombrés d’outils et
d’ampoules.
Se croyant seul et n’ayant pas estimé
possible une quelconque présence, il en avait profité pour
lâcher un effroyable pet, véritable pestilence, qui me
saisit littéralement dès lors que je m’approchai. Comment
faire marche arrière ? Quel subterfuge utiliser pour
renâcler et ressortir de l’habitacle ?
Rarement, il me fut donné d’endurer
pareille exhalaison : une caricature de
flatulence ! Qu’avait-il donc avalé, l’animal ? Un
putois n’aurait pas fait pire ! Il était en
putréfaction de l’intérieur ou quoi ? Un bonjour
apnéique évidemment comme si de rien n’était, j’appuyai sur
le bouton du sixième et me voilà parti pour une aimable
ascension ! À la limite de la suffocation, je n’eus pas
le bonheur d’une entame de discussion, car ledit gardien qui
faisait les vérifications à chaque étage m’abandonna presque
aussitôt au sous-sol supérieur avec ce remarquable
témoignage de sa présence.
Premier sous-sol, donc… La porte se
referme et me voilà seul ou presque, la puanteur
m’imprégnant de toutes parts. Et l’ascenseur repart, alors
que tant bien que mal je me masque le nez avec les mains
tout en respirant par la bouche. Il me tarde que l’épreuve
se termine et que je sorte de cet enfer !
Je sursaute : contre toute attente,
l’ascenseur vient de stopper au rez-de-chaussée. En une
fraction de seconde, je réalise le grotesque de la
situation : seul avec cette odeur qui ne m’appartient
pas et dont je ne suis aucunement responsable… Seulement,
qui peut le croire ?
La porte coulisse en s’ouvrant sur
l’improbable. Et là… Là, devinez qui se présente…
Eh oui !
Je reverrai longtemps ce joli minois dont
le sourire s’interrompit soudain, cependant que le doute
s’installait avant de se muer en certitude. Je dus
bredouiller quelque explication vasouillarde dont je ne me
souviens plus, tenter désespérément de me raccrocher aux
branches, rien à faire : et devant mon désarroi, ce
regard qui devint scrutateur puis accusateur et devant
lequel je ne pus que constater mon impuissance…
Le pire, dans ces cas-là, c’est que le
fait même de vouloir vous disculper en arguant de votre
bonne foi vous discrédite et vous rend profondément
ridicule. Humilié ! Dès lors, plus jamais il ne me fut
possible d’obtenir de ma charmante voisine autre chose qu’un
œil réprobateur et un bonjour glacial, y compris les jours
de fortes chaleurs !
Depuis ce jour funeste, je voue une haine
implacable au gardien.
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