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[…]
Pourtant,
et presque contre toute attente, sur le coup d’une heure du
matin, Sultan fut de retour. Un soulagement bienvenu s’empara
des
convives. Par où était-il donc rentré ? Par le même
chemin, sans
doute, mais cela demeurait un mystère. Il s’approcha tout en
remuant la
queue, fier de rapporter à ses maîtres une boule de poils
informe qu’il
maintenait précautionneusement dans sa gueule. C’est alors
qu’une
véritable stupeur s’empara des témoins de la scène en
constatant la
nature du présent : il s’agissait ni plus ni moins que du
corps
tout flasque, inerte, d’un petit chien couvert de terre et de
bave…
Sous l’éclairage diffus de la terrasse, les
témoins
examinèrent le cadavre de l’animal que Sultan avait
soigneusement
déposé aux pieds de son maître dans l’attente d’une
récompense. On
imagine sans peine l’ampleur de la gratification ! Le
pauvre eut
droit à la muselière avec en prime une raclée mémorable, à la
hauteur
de son forfait ; en outre, il fut attaché au pied d’un
arbre afin
de purger une pénitence méritée.
Non sans dégoût, ils auscultèrent le toutou
qui ne
présentait toutefois aucune trace de morsure ou de
strangulation
jusqu’à ce que l’un d’eux s’exclamât subitement :
— Bon Dieu, c’est le chien des
voisins ! Il a tué le chien des voisins !
Les vapeurs de l’alcool s’étaient en partie
dissipées sous l’effet de la surprise ; tout d’un coup,
l’affolement succédait à la stupeur. Tout le monde se
souvenait de
Scoubidou, le roquet du couple de
retraités — résultat
improbable d’un croisement entre un yorkshire et un loulou de
Poméranie — et qui ne manquait jamais de se signaler
par des
abois appuyés dès que les enfants s’amusaient à proximité de
la clôture
ou qu’un passant se hasardait devant l’entrée. Accoutumé à son
autonomie, il possédait une petite niche au fond du jardin et
régnait
en maître à travers ce domaine grillagé de la villa et de ses
abords,
servant d’alarme en cas d’approche, avec un zèle des plus
vindicatifs à
l’égard des étrangers. Jusqu’à présent, les locataires du lieu
avaient
toujours eu d’excellents rapports avec ces voisins, au
demeurant
charmants, qui offraient des sucettes ou des bonbons aux
enfants.
Tout le monde y allait de son commentaire :
— Bon sang, mais comment va-t-on leur
expliquer ? Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Il vaut mieux ne rien dire…
— Oui, mais demain matin, ils verront bien
que leur chien a disparu !
— Eh bien, il aura disparu…
— Et lui, là, on ne va quand même pas en
faire des brochettes !
— Je suggère un hot-dog…
— Ah, c’est drôle !
Enfin, le propriétaire de Sultan finit par
prendre la parole d’un air qu’il voulait solennel.
— C’est de ma faute. J’aurais dû mieux le
surveiller. C’est à moi de réparer cette bavure.
— Pour sûr qu’elle a la tronche de
l’emploi, ta bavure : tu ne pouvais pas mieux la
baptiser !
Et tout le monde de s’esclaffer.
— Et comment comptes-tu t’y prendre ?
Tu veux
peut-être le ressusciter avec des formules
magiques ?
— Arrêtons de palabrer. On va tenter
d’arranger le
coup. On est bien d’accord que Scoubidou est hors circuit pour
un bout
de temps ! Il n’était plus tout jeune : il sera mort
de mort
naturelle. Pas de traces sur son corps : la meilleure
solution
pour éviter les problèmes, c’est de le ramener gentiment
devant sa
niche. Alors, quand les voisins le trouveront, ils seront
persuadés
qu’il a passé l’arme à gauche pendant la nuit. Et ça arrangera
tout le
monde.
— Mais on ne peut tout de même pas le
laisser dans un tel état : ça risque de leur paraître
bizarre.
— En effet. Je crois qu’on va être obligés
de lui
faire un brin de nettoyage… Allez, un petit coup pour se
mettre en
forme, avant la toilette mortuaire.
Ce stratagème rallia les suffrages. Et dans
la bonne
humeur retrouvée, c’est non sans une certaine allégresse qu’on
se
dirigea vers la salle de bains, afin de donner un aspect plus
décent à
la dépouille de Scoubidou. Après une douche avec force
shampoings pour
la remise en état, l’égouttage s’avérait plus délicat :
la
serpillière de la cuisine se révélant insuffisante, il fallut
opter
pour les grands moyens en utilisant le sèche-cheveux et une
vieille
brosse. Enfin, au bout d’un quart d’heure, l’animal avait
repris une
apparence honnête et on poussa le zèle jusqu’à lui appliquer
un soupçon
de parfum : le gentil toutou tout frais, tout beau, tout
propre,
paraissait ainsi simplement endormi.
La seconde partie de l’opération
s’annonçait plus
ardue : il fallait repositionner le chien dans son
domaine et si
possible devant sa niche. Bien qu’on fût au cœur de la nuit,
le préposé
à la tâche — qui n’était autre que le maître de
Sultan —
devait faire montre de moult précautions afin de ne point
donner
l’éveil ni laisser d’empreintes. Comme un grillage doublé
d’une haie
ceinturait la propriété voisine, on eut recours à un escabeau
pour
permettre le passage. À cause de la nature et de la gravité de
l’expédition, ce contexte un peu surréaliste était, comme l’on
s’en
doute, propice à la rigolade ; on imagine aisément la
demi-douzaine d’adultes sous l’emprise de la sangria en train
de tenter
une manœuvre d’approche avec toute la discrétion nécessaire à
l’accomplissement de la tâche ! Et au milieu de tout ça,
le
cadavre du malheureux Scoubidou fraîchement pomponné qui
attendait
qu’on voulût bien le remettre à sa place. Il fut nécessaire de
s’y
prendre à deux fois, un petit malin ayant cru bon de retirer
l’échelle
pendant que son complice était de l’autre côté. Mais les
meilleures
choses ont une fin et sur le coup des deux heures, après une
bonne
crise de fou rire, tout ce joli monde alla se coucher…
C’est en revenant de la boulangerie sur le
coup des
dix heures que l’un des acteurs de la veille remarqua un petit
attroupement devant la villa voisine. Il lança un bonjour
jovial aux
retraités qui semblaient prendre à témoin le facteur et
quelques
proches, et mine de rien, s’empressa de venir aux
renseignements. Après
les lieux communs, il s’enquit très vite de la raison de cette
agitation. Ce fut la dame, à la faconde intarissable, qui lui
répondit :
— Ah, ne m’en parlez pas ! C’est
incompréhensible, cher monsieur, si vous saviez ce qui nous
arrive !
Et devant l’air faussement intrigué de son
interlocuteur :
— Notre Scoubidou, vous savez, notre petit
chien ? Il n’était plus très jeune. Hier matin, on a été
obligés
de le faire piquer parce qu’il souffrait d’une maladie
incurable. Ça
nous a fait bien de la peine… Mon mari a tenu à l’enterrer au
fond du
jardin. Eh bien ! Croyez-moi si vous vous voulez, la nuit
dernière, quelqu’un l’a déterré ! Et ce matin, on l’a
retrouvé
devant sa niche : il était tout propre et parfumé, sans
la moindre
trace de terre…
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