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« Regarde
bien la lune ! À l’intérieur, on dirait qu’il y a
un vieux qui porte un fagot ! »
Ma grand-mère me rapportait que c’était
sa propre
grand-mère qui lui avait raconté ça quand elle était petite.
Et en
effet, en y regardant bien à mon tour, je parvenais à le
distinguer, ce
bon vieux, courbé sous son fardeau ! Il se présentait
de trois
quarts et coltinait un faisceau de branches sur son épaule…
Il m’arrive
encore d’y penser, lorsque je l’aperçois, belle et ronde
au-dessus de
l’horizon. Mais le vieillard a disparu ; j’ai bien peur
de ne
jamais le revoir : j’ai grandi.
En y songeant, c’est l’évocation de cette
tradition
ancrée depuis des temps immémoriaux en nos campagnes qui m’a
interpellé. Et il a suffi de quelques décennies pour que
cette
tradition qui perdurait depuis des siècles en vienne à
disparaître : à l’époque, les fagots faisaient partie
de notre
quotidien.
Quand on était petits, en section
enfantine, on nous
apprenait à compter au moyen de bûchettes. Des rameaux de
diamètre
identique sagement taillés au sécateur et regroupés par
dizaines avec
un élastique : des fagots, en somme… Un peu plus grands
et
toujours à la communale, durant la morte-saison, il nous
échoyait
chaque matin d’allumer — ou de rallumer — le
poêle à
bois en fond de classe après en avoir retiré la cendre. Pour
ce faire,
il nous fallait monter à l’échelle jusqu’à ce que l’on
appelait
communément « le poulailler » pour y préparer
une
brassée de bois sec et cassant que nous détachions des
fagots
entreposés là. Loin d’être une corvée, cette opération que
nous
effectuions à tour de rôle nous prenait une bonne dizaine de
minutes
jusqu’au crépitement escompté.
Voilà l’enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères
Le bois tombé des forêts…
Comme les pensées de Lamartine, il y eut
de longues
périodes de disette où l’on devait s’accommoder de peu en
grappillant
çà et là de quoi se chauffer. Des temps pas tellement
éloignés… Rien ne
se perdait à l’époque, et tout trouvait son usage :
c’est qu’on
mettait de la peine à l’ouvrage ! Ce qui prend
aujourd’hui trois
secondes nécessitait alors de longues minutes : il en
était ainsi
des arbres coupés dont la plupart des rameaux étaient
justement
regroupés en fagots pour les flambées à venir.
Le père Julien est la dernière personne
que j’ai vue
préparer des fagots. Issu d’une famille de métayers, il
avait toujours
œuvré sur l’ancienne propriété aux parcelles éparses dont le
hasard
m’avait fait hériter d’un lopin. Bien âgé déjà — et
retraité comme
on peut l’être en ayant vécu de la sorte —, il
avait plaisir
à me rendre visite alors que je jouais au bûcheron, pour me
parler du
« temps jadis », comme il disait. Mais il n’était
point dans
sa nature de demeurer les bras ballants ; aussi, tandis
que
j’émondais les arbres, tout en me donnant la main quand
c’était
nécessaire et me contant ses histoires, il fabriquait des
fagots avec
les chutes. Il possédait en la matière une dextérité sans
égale et
affectionnait particulièrement les bouleaux pour leur
texture et leur
forme ; l’agencement est plus difficile qu’il y
paraît : il
faut jouer sur la longueur et le volume des branches afin de
leur
donner un équilibre comme on assemble un bouquet, et après
les avoir
compressées du pied, en fixer le centre au moyen d’un nœud
coulant.
Ensuite, il disposait ses fagots debout autour d’un arbre et
les calait
les uns contre les autres pour les faire sécher ; de temps à
autre, il
venait en récupérer un qu’il portait sur son dos durant un
bon
kilomètre jusqu’à son logis, pareil au bon vieux de la lune…
À plus de quatre-vingts printemps, d’une souplesse et
d’un
dynamisme surprenants, il poursuivait de la sorte cette
tradition
ancrée dans ses gènes, jusqu’à ce qu’une vilaine
douleur — une barre dans la poitrine et dans le
bras — ne vînt à bout de son ardeur ! Le père
Julien
n’est plus et bien de l’eau a coulé sous le petit pont, en
aval de sa
maisonnette, sans que j’ose toucher à ces fagots qui me
rappelaient sa
présence. Un beau jour enfin, les voyant dévorés par les
ronces, je
finis par rompre le charme et m’en servis pour allumer le
feu
purificateur. Il ne m’en reste qu’un cliché jauni, cueilli
au hasard de
mes pérégrinations, indéfectible témoin de cette époque
révolue…
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